mercredi 13 mars 2024

Blake Crouch - Wayward Pines

Blake Crouch 

Wayward Pines 

Ed. Gallmeister 


Moi qui ai si longtemps clamé qu'on n'avait pas encore synthétisé le virus qui me clouerait au lit, voilà que j'ai attrapé le grippe. Une carabinée. J'ai donc passé une semaine hivernale dans un état second, fiévreux et douloureux, à transpirer dans mes draps. En revanche, comme on n'a pas encore synthétisé le virus qui m'empêchera de lire, j'ai dévoré des pages et des pages de livres dont je ne suis pas certain d'avoir tout saisi - au regard de mon état de faible lucidité. Parmi ces livres, un roman de circonstance : Wayward Pines de Blake Crouch.

Blake Crouch Wayward Pines Gallmeister
De circonstance ? Je m'explique.

Ethan Burke, agent fédéral et personnage principal de cette histoire, ouvre les yeux sans pourtant se souvenir d'avoir jamais perdu connaissance. Son arme de service a disparu, son argent et ses papiers également. Il découvre son environnement en même temps que le lecteur qui l'accompagne : une bourgade apparemment figée dans le temps et tirée d'un cliché de la province américaine, avec sa rue principale, son diner, son bureau du sheriff. Blessé et confus, il déambule et constate rapidement que quelque chose cloche. Mais quoi au juste ? Difficile à dire. Cela tient-il à l'attitude des citoyens ou au comportement des autorités ? Au fait qu'il semble impossible de quitter cet endroit ou de contacter le monde extérieur ? Peinant à justifier son identité face à des interlocuteurs sceptiques, il commence à douter lui-même de ses certitudes. Le roman tourne alors à la paranoïa, à la psychose, avant de passer à... autre chose ?

En tant que lecteur grippé, en possession vaguement relative de mes moyens, le front chaud et l'œil brillant, j'ai d'autant plus partagé le désarrois d'Ethan Burke que j'ai moi-même douté d'appartenir au monde réel. Au fil de mon identification au personnage, ce livre est devenu totalement immersif. C'est en ce sens que je le qualifie de roman de circonstance. Il faut dire que, au-delà de mon état de santé, l'auteur y est pour beaucoup. Sa narration est captivante et sa trame, d'une grande efficacité, s'aventure en des terres insoupçonnées. Sans oublier son protagoniste, dont des anecdotes du passé, parfois déconcertantes mais finalement toujours justifiées, viennent à la fois l'épaissir et perturber le lecteur au passage. Pour sûr, ce roman de genre est aussi décomplexé que déconcertant.

Ce volume est le premier d'une trilogie. Mais dans la mesure où les nombreuses questions soulevées trouvent leurs réponses dans de dernières pages très habiles et chargées de rebondissements inattendus, je ne suis pas sûr d'aller voir ce que contiennent les suivants, de peur de voir s'épuiser un filon qui, à mon avis, mériterait de s'interrompre ici. Par ailleurs, je suis guéri. J'ai quitté mon lit, mon état second, je passe à autre chose.

mardi 27 février 2024

Pierre Bayard - Hitchcock s'est trompé

Pierre Bayard 

Hitchcock s'est trompé 

Ed. Minuit 

 
Pierre Bayard Hitchcock s'est trompé Minuit
Deux ans après avoir innocenté le personnage de la tragédie de Sophocle dans Oedipe n'est pas coupable, Pierre Bayard reprend son vaste chantier de critique policière avec l'analyse d'un classique du cinéma signé Alfred Hitchcock : Fenêtre sur cour. Cette œuvre phare du réalisateur et scénariste britannico-américain, projetée pour la première fois sur les écrans en 1954 - et en technicolor - nous fait partager la convalescence d'un photographe qu'une jambe plâtrée immobilise dans son appartement. Jeff, c'est son nom, trompe l'ennui en observant ses voisins par la fenêtre qui donne sur la cour d'immeuble - parmi lesquels un compositeur, un couple avec un chien, une danseuse, de jeunes mariés... Mais c'est surtout ce qui se trame dans l'appartement d'un autre couple qui attire son attention. En effet, alors que l'épouse d'un homme à la carrure impressionnante a disparu, Jeff se demande si son mari ne pourrait pas l'avoir assassinée... Secondé par sa petite amie et son infirmière, il décide d'élucider ce mystère. Dans la chute du film, qui révèle au spectateur que Jeff avait vu juste, il parvient à confondre le coupable. À tort, d'après Pierre Bayard ! Mais il n'est pas trop tard pour rétablir la vérité et élucider une autre affaire à côté de laquelle des générations de cinéphiles sont passées...

S'attaquer au "Maître du Suspense" ? Pourquoi pas ? Pierre Bayard n'en est pas à son coup d'essai et n'en est pas non plus à un crime de lèse-majesté près. C'est donc Alfred Hitchcock qui fait les frais de cette nouvelle variation sur le thème de l'euphorie interprétative. Fidèle à une recette qui a déjà fait ses preuves, il entame sa démonstration par une présentation de l’œuvre et par un résumé rigoureux, avant de se lancer dans le vif du sujet. Entre le détail des éléments problématiques et la remise en question de certaines évidences, il s'aventure sur un terrain qu'il connaît bien, celui de la psychanalyse. Le nom de Freud ne tarde pas à tomber. Et pour cause, Fenêtre sur cour est un film sur un phénomène hautement psychanalytique : le voyeurisme. Mais Pierre Bayard relativise assez vite ce point et s'écarte de ce que le médecin viennois nomme "le plaisir de voir". 
"Outre qu'elle a chargé injustement le personnage principal d'un mal imaginaire, [la critique hitchcockienne] est de ce fait passée à côté de ce qui constitue le cœur pathologique du film pour qui le regarde avec un peu d'esprit critique en dépassant les apparences : la paranoïa."
La paranoïa. Voici le vrai sujet du film. Et du livre. Du fantasme de l'innocent injustement accusé à la réflexion sur les erreurs de jugement, l'auteur balaie le large spectre paranoïaque du délire d'interprétation, s'appuyant sur la capacité de l'être humain à participer de bonne foi à des phénomènes d'aberrations collectives. Illusion et indécidabilité vont alors se retrouver au cœur de l'œuvre. Ainsi que, ne l'oublions pas, l'accusation d'un innocent. Aussi, après de nombreuses circonvolutions, l'auteur de Et si les Beatles n'étaient pas nés ? finit donc par revenir au sujet annoncé et, avec l'humour et l'autodérision qui le caractérisent, lever le voile sur "un autre meurtre – bien réel celui-là – qui est commis devant les spectateurs à leur insu". Malheureusement, et c'est là que le bât blesse, autant il avait été particulièrement convaincant dans ce domaine lors des précédents volumes sur ce thème, autant il réduit là sa réflexion à une dimension anecdotique peu concluante. Ceci dit, même si sa tentative d'élucidation d'une enquête peine à convaincre, la réflexion psychanalytique qui y mène est, elle, particulièrement solide, à l'image de l'essai lui-même, érudit et ludique. 

dimanche 25 février 2024

San-Antonio - Une banane dans l'oreille

San-Antonio Une banane dans l'oreille Fleuve Noir
 San-Antonio 

Une banane dans l'oreille 

Ed. Fleuve Noir

 
Les frères Prince sont renommés pour leurs compétences dans le domaine de l'ouverture de coffres-forts. Aussi, quand Achille entre dans le bureau de San-Antonio pour lui parler de ces "aimables gredins", le commissaire se doute que ces véritables gibiers de potence préparent un sale coup. Notre héros est alors loin d'imaginer que le Patron attend de lui qu'il participe non seulement au casse de la Banque Lisbrock mais qu'il s'assure du succès de l'opération et qu'il reparte surtout en toute discrétion avec le contenu du coffre n°44. Intrigué, San-A accepte la mission et fait appel à Béru pour le seconder.
"- Il vous sert de bouffon ou quoi ?
- Entre autres, admets-je, mais c'est également le plus précieux et le plus dévoué des collaborateurs. Dans les cas désespérés, il fait bon l'avoir avec soi."
Et il faut reconnaître que Béru sait se rendre indispensable, autant pour la gaudriole ou dans les coups durs que pour dispenser une philosophie toute personnelle de l'existence - qui, d'après lui, "ressemble à une tartine de merde dont on bouffe une bouchée chaque jour". Exilés en Belgique le temps de cette affaire, nos protagonistes vont distribuer des bourre-pifs, semer des macchabées, soulever des souris et lever des mystères, à commencer par les raisons qui poussent le Vieux à s'intéresser au coffre n°44... Quant à l'auteur, très en forme, il déroule son répertoire argotique et travaille ses figures de style tout en retenant ses envies de description, de peur qu'on ne confonde son roman avec "un numéro spécial de Maisons et Jardins."


 
Et pour suivre l'avancée de ma lecture complète des aventures du commissaire San-Antonio, cliquez sur le sourire de l'auteur !
 

lundi 29 janvier 2024

Mickael McDowell - Les aiguilles d'or

Mickael McDowell 

Les aiguilles d'or 

Ed. Monsieur Toussaint Louverture 


Après avoir rapidement abandonné Blackwater, une saga insipide et incohérente devant laquelle, va comprendre pourquoi, le monde entier s'extasie, j'ai tout de même décidé de pousser le vice : je suis allé voir ce qu'il en était de cet autre succès de librairie signé de l'écrivain américain mort au siècle dernier. Le roman, exhumé comme les précédents par Monsieur Toussaint Louverture, une maison qui s'est imposée comme la spécialiste des livres-objets, est enrobé avec soin. Ce dernier point explique en partie le succès posthume de l'auteur. Ses livres, ouvragés et lumineux - beaux - tapent à l'œil du chaland, si tant est que celui-ci soit esthète.

Mickael McDowell  Les aiguilles d'or Monsieur Toussaint Louverture
Passée la couverture finement embossée, le prologue plonge le lecteur en plein réveillon de l'an 1882. Quelques pages très prometteuses suffisent à planter le décor et à donner le ton. C'est dit : l'intrigue sera romanesque, la forme habile. Quelle perspective ! Malheureusement, cette première impression s'estompe dès l'entrée dans le cœur du roman. La trame se révèle rapidement laborieuse, pour ne pas dire poussive. C'est lent... mais lent... Pour sûr, l'auteur n'a jamais pris le risque de confondre vitesse et précipitation. L'histoire, qui se situe à New-York où s'opposent les extrêmes de l'échelle sociale, d'une part les trafiquants des bas-fonds, d'autre part les avocats qui entendent débarrasser la ville de sa vermine, met une éternité à se développer. Mickael McDowell prend donc tout son temps pour organiser et diriger ses nombreux personnages, souvent réduits à leur fonction et si peu nuancés qu'aucun n'a retenu mon attention. Ceux-ci rivalisent de stéréotypes et, bien que l'auteur ait tenté ici ou là de semer le doute quant à leurs motivations, son résultat confine au manichéisme. Les méchants sont méchants, les gentils sont gentils et tous se noient dans une foule à la fois confuse et homogène. Quant aux classes sociales que les uns et les autres représentent, elles souffrent du même constat, frappé au coin des poncifs attendus.

Pour autant, et malgré ses gros défauts, le roman se laisse lire, sans doute du fait d'un décor particulièrement visuel, son unique élément vaguement mémorable. En effet, s'il a oublié de dynamiser son intrigue et si sa distribution manque cruellement d'épaisseur, l'auteur s'est démené sur l'arrière plan et en a peaufiné les détails. D'ailleurs, l'illustrateur de la couverture, Pedro Oyarbide, semble l'avoir bien saisi : une ruelle humide jonchée de poubelles, des façades et des commerces, un ciel étoilé hachuré par la fumée des cheminées... mais... la scène est vide. Personne n'arpente le pavé du Triangle Noir, le quartier malfamé dont il est question ici. La couleur n'était-elle pas annoncée dès le départ ?

samedi 27 janvier 2024

San-Antonio - Béru contre San-Antonio

San-Antonio Béru contre San-Antonio Fleuve Noir
San-Antonio 

Béru contre San-Antonio 

Ed. Fleuve Noir 


Martial Vosgien est un opposant à notre politique nationale, un homme surveillé de près par les services compétents. Pas d'assez près, semble-t-il, car celui qui a de l'énergie, des idées, des amis et des moyens - toutes les qualités requises pour faire un ennemi d'envergure - a mystérieusement disparu sans laisser d'adresse du pays dans lequel il s'était exilé, le Brésil. Le Patron demande alors à San-Antonio de s'y envoler afin de lui mettre la main dessus. Mais non ! Le commissaire a des principes ! Il ne fait pas dans le délit d'opinion ! Il refuse de manger de ce pain-là ! C'est donc Béru qui s'y colle. Notre héros s'y rend tout de même, sous prétexte d'offrir à sa mère des vacances à Rio...

San-Antonio et Bérurier, dans un premier temps, mènent chacun leur enquête de leur côté, d'où le titre. C'est l'occasion de confronter les deux méthodes : la subtilité pour le premier, la brutalité pour le second.
"Je pars du principe que le Bon Dieu a donné des yeux pour voir à un témoin, et qu'il m'a donné à moi des mains pour le faire causer de ce qu'il a vu."
Ces différentes méthodes ont leurs avantages mais ne fonctionnent jamais aussi bien qu'associées. Les deux hommes, pour boucler cette histoire, finiront donc par travailler de concert. Entretemps, plongés au cœur des favelas, ils découvriront la triste réalité d'un pays miséreux, violent et corrompu. Quant à l'auteur, s'il aligne les comparaisons, les accumulations, les métaphores, les paronomases, les néologismes et les calembours avec l'aisance que nous lui connaissons, soyons honnête, il n'offre pas vraiment avec ce volume un épisode incontournable de la série.
 


 
Et pour suivre l'avancée de ma lecture complète des aventures du commissaire San-Antonio, cliquez sur le sourire de l'auteur !
 

dimanche 21 janvier 2024

Patrick K. Dewdney - Les Chiens et la Charrue

 Patrick K. Dewdney 

Les Chiens et la Charrue (Le cycle de Syffe, tome III)

Ed. Au Diable Vauvert 


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Après les évènements relatés dans les opus précédents (ici et ), c'est un Syffe abattu, négligé et en pleine dépression que l'on retrouve au début de ce troisième volume. Il faut dire qu'avec une enfance et une adolescence à ce point marquées par les épisodes étranges et souvent tragiques, le jeune homme, "secoué par l’existence comme un rat dans la gueule d’un chien", a de quoi s'interroger sur l'acharnement du destin. Pourtant, alors que son unique perspective est celle d'en finir, c'est ce même destin qui lui fait croiser la route d'une contrebandière. Sans savoir ni pour quoi, ni pour où, il embarque avec elle.
 
Cette contrebandière, l'Écailleuse, en plus de réveiller notre protagoniste et d'offrir une nouvelle dynamique à ce roman, rappelle au lecteur l'aisance et le talent avec lesquels Patrick K. Dewdney truffe son cycle de personnages secondaire étoffés et charismatiques. Qu'ils aient un rôle dans l'intrigue ou qu'ils ne fassent que passer, tous voient leur présence justifiée par leur épaisseur et leur consistance. Tous sont mémorables. Aussi, quand certains reviennent sur le devant de la scène alors qu'on ne les avait pas revus depuis un ou deux volumes et qu'on ne pensait plus les recroiser, comme c'est le cas dans ce roman, ils auront suffisamment impressionnés le lecteur pour qu'il s'en souvienne et ait plaisir à les retrouver. Quant à Syffe, même lorsqu'il n'est plus que l'ombre de lui-même, comme c'est le cas au début de ce volume, il reste un protagoniste fascinant et complexe. Le récit de ses aventures, qui se poursuit selon les grandes lignes de la philosophie des guerriers Vars, ne l'est pas moins.
"Pour les Vars, la vie est un amalgame d’instants qui découlent les uns des autres, qui nous façonnent d’avantage que nous ne nous façonnons nous-mêmes. Les hommes, croient-ils, sont les jouets de ceux qui croisent leur route, des vaisseaux de chair qui naviguent au gré des courants de ce monde, forgés autant qu’ils forgent autrui."
Si ce n'est pour dire que Syffe revient ici sur les terres de sa jeunesse, y retrouve de vieilles connaissances et doit assumer des choix qui ne sont pas toujours les siens, je ne suis pas convaincu qu'il soit pertinent d'aller plus avant dans les détails de la trame. Le cycle est déjà bien entamé. En revanche, il peut être intéressant d'en rappeler les nombreuses qualités : la langue, tout d'abord, élégante, riche, et qui pourrait à elle seule en justifier la lecture ; les personnages, ensuite, dont la psychologie est aussi fouillée que leur rôle est subtil ; l'intrigue, bien entendu, qui ne cesse de se renouveler, qui propose une alternance habile d'émotions, de scènes vivantes ou de moments d'introspection et qui joue avec les nerfs du lecteur ; les considérations politiques, évidemment, qui rappellent, si nécessaire, qu'une bonne histoire peut être développée autour d'idées et de concepts ; les décors, enfin, évocateurs, voire poétiques, immersifs et imagés.
 
Vous l'aurez compris, le doute n'est plus possible, ce cycle fera date. C'est déjà le cas. Vivement la suite !

mercredi 17 janvier 2024

Robert McCammon - Le chant de l'oiseau de nuit

Robert McCammon 

Le chant de l'oiseau de nuit 

Ed. Bragelonne 


1699. Le dix-septième siècle vit ses derniers mois et Fount Royal, une petite ville américaine, reculée, humide et boueuse, est le théâtre de scènes inexplicables et de morts mystérieuses. Ses habitants, qui vivent dans l'angoisse, attendent avec impatience l'arrivée du juge qui doit envoyer au bûcher une sorcière, accusée d'être à l'origine du moindre de ses maux. Mais, une fois sur place, alors que tout le monde espère une justice expéditive qui lèvera la malédiction, le juge Woodward entend bien organiser un procès juste et ne condamner la jeune femme qui croupit dans la prison infestée de rats, Rachel, que sur la base de témoignages fiables et de faits irréfutables.

McCammon Le chant de l'oiseau de nuit proces de la sorciere Bragelonne
Malheureusement, le procès échappe rapidement à Woodward, très malade et sous l'influence des notables de la ville qui exploitent sa faiblesse. Matthew, son jeune clerc et protagoniste principal du roman, prend alors les choses en mains. Il ne lui faudra pas moins de deux volumes et d'un bon millier de pages pour, seul contre tous, faire la part des choses entre les déclarations troublantes, mettre à jour l'intrigue complexe que dissimule cette mascarade et plonger le lecteur dans l'horreur des croyances liées à la sorcellerie. N'oublions pas que les procès de Salem sont récents et que leur influence est palpable dans la société apeurée que dépeint l'auteur de Swan Song. Qu'une population mette tout ce qu'elle ne peut expliquer sur le dos d'une femme accusée pour l'occasion de sorcellerie ne s'explique pas que par un comportement primaire ; c'est le résultat d'un sentiment d'isolation, d'une bigoterie atavique ainsi que, par certains aspects, d'un contexte politique et d'une cohabitation compliquée avec ses esclaves d'une part, avec les peuples autochtones d'autre part. Bref, tout cela n'est pas si simple. Le roman de Robert McCammon ne l'est pas non plus.

McCammon Le chant de l'oiseau de nuit visage du mal Bragelonne
Sur fond de ce décor historique, Le chant de l'oiseau de nuit est un roman policier à la trame particulièrement bien ficelée et à la narration adictive. Au-delà de la première question qui est donc de savoir si la sorcière en est vraiment une, l'intrigue emmène à se demander si le jeune clerc parviendra à faire innocenter Rachel et à confondre de vrais coupables. Or, les suspects sont nombreux. Et, malgré les défauts de ces derniers, leur lâcheté, leur entêtement ou leur obstination, ils semblent tous d'autant plus innocents que les preuves de la culpabilité de la jeune femme sont accablantes. Matthew, qui n'est que clerc et n'a pas la légitimité pour interroger les habitants et mener une enquête, devra faire appel à toute son ingéniosité et à son sens de l'à propos pour faire parler ses interlocuteurs malgré eux et trouver la faille. Il confronte alors les habitants à leurs témoignages, leur passé, leurs croyances et leurs terreurs, tout en cherchant à qui profite le crime et en s'interrogeant sur les mobiles. Par ailleurs, en digne roman d'apprentissage, le livre fait découvrir la vie, la mort, l'amour ou encore le rapport filial à notre protagoniste, que cette histoire marquera durablement et au sortir de laquelle il deviendra un homme. Le lecteur, lui aussi, à défaut de devenir un homme, sera marqué par la maîtrise du récit et du dialogue de Robert McCammon - quand bien même celui-ci n'avait plus rien à prouver. La finesse des portraits de ses personnages, pourtant souvent rudes ou grossiers, et surtout le charisme de Matthew, un personnage touchant, entier, sensible, font le reste. 

vendredi 5 janvier 2024

Walter Tevis - L'arnaqueur

Walter Tevis 

L'arnaqueur 

Ed. Gallimard 


Presque vingt-cinq ans avant d'avoir élevé les échecs au rang des beaux-arts avec Le jeu de la dame, Walter Tevis avait déjà accompli cet exploit avec le billard. Mais avoir réussi à placer un jeu - ou un sport, question de point de vue - sur un piédestal n'est pas l'unique point commun entre ces deux livres. Ni d'ailleurs avec le reste de son œuvre. En effet, ce premier roman, publié en 1959, contient déjà les principaux éléments autobiographiques qui jalonneront la carrière de l'auteur et que l'on retrouvera sous une forme ou une autre dans chacun de ses livres : jeux, solitude et addictions.

Walter Tevis L'arnaqueur gallimard folio serie noire gallmeister
Ce roman, dont une première version est d'abord parue sous forme de nouvelle dans Playboy deux ans auparavant et qui sera par la suite adaptée au cinéma avec Paul Newman dans le rôle titre, met en scène un certain Eddie Felson, un joueur de billard qui écume les salles et multiplie les arnaques. Jeune et brillant, il est dévoré par l'ambition mais, s'il rêve d'affronter les meilleurs, il est trop dispersé pour parvenir à canaliser son talent et atteindre son but : devenir le plus grand. Or, pour gagner, encore faut-il vraiment le désirer. Eddie Felson a-t-il cet état d'esprit ? C'est là le sujet du livre.

L'arnaqueur est donc autant un roman sur le billard qu'une réflexion sur la mentalité des vainqueurs - et des perdants - dont le point de bascule est illustré par le parcours d'Eddie. À ce titre, entre des parties documentées et immersives, il conceptualise les notions abordées, le tout avec passion. Mais, bien que le livre se dévore d'une traite et soit captivant de bout en bout, sa fin laisse comme une impression de "trop peu". L'intrigue est courte, les évènements s'enchaînent et se terminent vite, les personnages quittent la scène à peine arrivés. Par moments, l'auteur donne même l'impression de s'être plus concentré sur la description des atmosphères et des lieux que sur son histoire et le destin de ses protagonistes. S'en serait-il d'ailleurs rendu compte ? C'est possible car il donnera une suite à ce roman. Publié en 1984, La couleur de l'argent voit surgir un Eddie Felson vieillissant et que plus personne n'attendait, venu finir le travail. Paul Newman endossera ce rôle une nouvelle fois, en 1986, soit deux ans après la mort du romancier.

mercredi 3 janvier 2024

San-Antonio - Faut-il tuer les petits garçons qui ont les mains sur les hanches ?

San-Antonio Faut-il tuer les petits garçons qui ont les mains sur les hanches ? Fleuve Noir pocket
San-Antonio 

Faut-il tuer les petits garçons qui ont les mains sur les hanches ? 

Ed. Fleuve Noir 


Voici un livre qui ne se contente pas d'être précédé d'une réputation. Il se présente auréolé d'une légende. 
 
En 1983, Frédéric Dard imagine l'histoire de Charles Dejallieu, un écrivain français exilé en Suisse allemande avec son épouse et la fille de cette dernière - presque la sienne - et qui décide de s'atteler à une œuvre ambitieuse qui mettra un terme à sa réputation d'auteur de romans populaires. Il s'attaque alors au récit d'un jeune garçon, celui qui donne son titre au livre et que l'on retrouve sur l'illustration de couverture. Rapidement, les deux récits s'entremêlent. D'une part celui de l'écrivain, le "vieil étranger avec des cheveux qui commencent à grisonner et des plis d'infinie déception aux coins de la bouche", d'autre part celui du Garçon dont on ignore le prénom mais dont on découvre l'histoire au fil des pages. Arrivé à la moitié du roman, un drame se produit : la jeune fille est enlevée ! Alors le roman s'interrompt brusquement pour laisser place au paragraphe suivant :
"C'est à ce point précis de mon livre que l'impensable s'est jeté sur ma vie et que ma propre fille a été kidnappée, comme si le sort voulait me faire mesurer l'horreur d'une situation que j'inventais.
Frédéric dard"
En effet, alors que le créateur du commissaire San-Antonio, lui-même installé en Suisse avec femme et enfants, est au milieu de la rédaction de ce roman, sa fille, Joséphine, est enlevée dans des circonstances similaires à celles qu'il imaginait. Il abandonne alors son projet, mais le reprendra finalement un an plus tard, afin sans doute d'affronter ses démons et de leur fermer le clapet. Il y apportera un point final en 1984.
 
Pour le lecteur, passée cette intervention de l'auteur, la réalité et la fiction deviennent alors indissociables. Les éléments autobiographiques du roman prennent tout leur sens - à commencer par le fait que le prénom du personnage soit le second de l'auteur et que le patronyme du premier corresponde à la ville natale du second. Charles Dejallieu et Frédéric Dard ne font qu'un. Ils sont tous les deux "ce triste saligaud de Français au cerveau biscornu". Dès lors, le romancier, le protagoniste - et même le Garçon - se fondent en une seule et même personne. La lecture devient troublante. Le livre, qui donnait l'impression de n'être qu'une fiction développant en toute insouciance une philosophie frappée au coin du bon sens et une feinte désinvolture teintée d'un indécrottable pessimisme, prend une nouvelle dimension. Il devient alors difficile de faire abstraction du récit dans le roman, surtout quand on voit qu'il est dédié au "Département de Justice et police du canton de Genève et, en particulier, au chef de section Gustave Gremaud ainsi qu’à l’inspecteur Jean-Claude Vouillamoz qui nous ont apporté une présence fraternelle aux pires moments de notre vie".

Mais, au-delà de la plongée abrupte dans le réel à laquelle invite malgré lui ce roman, son intérêt réside également dans ses qualités stylistiques indéniables. Sa prose est incisive et ses réparties cinglantes. Il frappe fort et juste. De plus, cette langue est mise au service d'une psychologie très fine, de réflexions acerbes sur l'existence et d'un regard maussade mais pertinent porté sur le métier d'écrivain. À ce sujet, je laisse d'ailleurs le mot de la fin à Charles Dejallieu - ou à Frédéric Dard, va savoir - concernant son projet romanesque en cours.
"Ce sera une chose difficile a faire, qui empoisonnera ma vie pendant six mois, qu'on tirera à quelques milliers d'exemplaires, à laquelle on consacrera quelques papiers ou émissions diverses et que l'on oubliera. Le fumier littéraire, tu sais ce que c'est, Heidi ? Ce sont les livres d'hier ! Des feuilles d'arbre, ma bonne : il en pousse et elles tombent et il en repousse encore. Il faut être fou pour faire le métier d'arbre."

mardi 19 décembre 2023

Robert E. Howard - Kull le roi Atlante

Robert E. Howard

Kull le roi Atlante 

Ed. Bragelonne


Robert E. Howard Kull le roi Atlante Bragelonne
Comme vous le savez sans doute, Robert E. Howard est mort jeune - il s'est ôté la vie à l'âge de trente ans, ravagé par le décès de sa mère. Pourtant, il a eu le temps de beaucoup écrire et beaucoup publier. Mais avant de connaître la notoriété et de s'imposer comme l'un des fondateurs de la fantasy moderne avec le personnage de Conan, celui qui vendit ses premiers textes à Weird Tales dès l'âge de dix-neuf ans donna d'abord naissance à d'autres héros, depuis en partie éclipsés par le fameux Cimmérien. Parmi ceux-ci, outre évidemment Salomon Kane, figure en bonne place le roi Atlante, Kull.
 
Kull est un barbare qui, par bien des aspects et malgré de nombreuses différences, n'est pas sans rappeler Conan. Ou plutôt n'est pas sans le préfigurer, dans la mesure où il a été imaginé trois ans plus tôt. Né en Atlantis durant l'Âge thurien, ou pré-cataclysmique, et évoluant dans un décor évocateur et stylisé en partie historique, en partie mythique, il est un jour parti à la recherche de la gloire et la fortune parmi les cités du monde. Devenu le plus puissant roi qui ait jamais régné sur la Valusie, il est maintenant en proie au doute. En effet, il sent son trône vaciller sous ses pieds. Pourtant, la Valusie somnole dans la paix et le calme. Il a mis un terme à l'anarchie, maté toutes les tentatives de contre-révolution et ressoudé la nation. Il n'y a plus de famine dans le royaume, les entrepôts regorgent de céréales, les navires croulent sous le poids des marchandises, les bourses des vendeurs sont pleines et les gens ont la panse bien garnie. Malgré cela, et alors que ses talents à l'épée ne lui sont plus d'aucun secours, il est perçu comme un guerrier, venu de l'Ouest pour mettre à sac un pays paisible et civilisé, bien avant de l'être comme un politicien. 
"Formé depuis sa prime enfance à l'école d'une vie rude et sanglante, doté de muscles d'acier et d'un cerveau intrépide dont la parfaite coordination faisait de lui un combattant d'exception, il ajoutait à cela un courage qui jamais ne lui faisait défaut et une rage de tigre qui à l'occasion le submergeait et le poussait à accomplir des actes surhumains."
Dérouté par la réalité d'une vie sur le trône si éloignée de l'image qu'il s'en faisait et confronté quotidiennement aux complots et aux conspirations, Kull d'Atlantide est un homme en pleine introspection. Durant cette série de nouvelles d'une grande subtilité et d'une incroyable richesse littéraire, celui qui n'est vu que comme un sauvage féroce aux mœurs primitives par ses sujets mais dont le nom est maudit en son propre pays, s'interroge donc autant sur ses motivations que sur ses origines. Ceci contribue à en faire l'un des personnages les plus torturés et fascinants de l'auteur texan. 

Cette édition intégrale établie à partir des manuscrits originaux, traduite et présentée par Patrice Louinet, le spécialiste du sujet, propose également les versions préparatoires de certaines nouvelles ainsi que des textes sans titre ou inachevés qui raviront ceux qui s'intéressent au processus créatif de l'écrivain. Par ailleurs somptueusement illustrée par Justin Sweet, ce volume continue d'imposer l'œuvre de Robert E. Howard parmi les indispensables du genre. Voire les indispensables tout court.