jeudi 5 décembre 2024

Stephen Markley - Le déluge

Stephen Markley 

Le déluge 

Ed. Albin Michel 


Autant je suis facilement découragé par un film de plus de deux heures, autant un livre d'un millier de pages peut m'offrir une perspective réjouissante - en particulier lorsqu'il est signé Stephen Markley. Quatre ans après Ohio, qui marquait l'entrée fracassante d'un jeune américain en littérature, voici l'écrivain prodige de retour avec une fiction climatique. 

Stephen Markley Le déluge Albin Michel
Le livre s'ouvre sur les mésaventures d'un scientifique, bientôt suivies par celles d'un autre personnage, puis d'un troisième, d'un autre et ainsi de suite jusqu'à introduire une demi-douzaine de protagonistes qui se relaieront par la suite sur le devant de la scène. Les présentations sont faites. Alors le lecteur retrouve - ou découvre - l'aisance de l'auteur pour établir sa distribution et façonner un contexte, sa maîtrise de la langue et de la forme romanesque. Quelques pages lui suffisent pour brosser des portraits convaincants, poser des problématiques sanitaires, politiques ou environnementales, dresser un décor et une situation, ceux des États-Unis des années Obama. Les cent premières pages annoncent un choc.

Mais le choc tarde à venir, si tant est qu'il se produise jamais.

En effet, si mille pages permettent à un auteur de développer son sujet, elles lui font également courir le risque de le diluer, comme c'est le cas ici. Avec la succession des parties qui composent le récit, la trame se ramollie et les personnages perdent de leur force. Ces derniers finissent même par se confondre et il est parfois difficile de les distinguer les uns des autres - quand bien même Stephen Makley varie les modes narratifs et en attribue un particulier à chacun. Alors, malgré ses efforts et une inventivité formelle qui mérite d'être saluée, l'auteur se disperse. Cette impression est accentuée par sa multiplication des intrigues secondaires. Celles-ci donnent parfois l'impression que l'auteur a peiné à trier ses idées. Certaines sont bonnes, très bonnes même, mais elles ne semblent pas toutes à leur place et emmêlent trop souvent le fil rouge, délayant l'histoire. Par conséquent, il faut s'accrocher pour rester focalisé sur le principal : la dérive climatique, religieuse, médiatique et sociale à laquelle nous sommes confrontés. L'auteur n'en fait pas que le constat, il étudie la situation et en propose une projection.

La crise annoncée est en marche.

Pour défendre la thèse de l'inéluctable, Déluge ne retient pas ses coups. Il y a fort à parier que sa démonstration, qu'il développe sur plusieurs décennies dans un futur troublant de crédibilité, parlera à chacun de nous. Plaçant aussi bien les autorités face à leurs responsabilités que les citoyens devant leur comportement, l'auteur nous rappelle que la fatalité est insidieuse et que notre destin dépend de tous. Du moins des américains. En effet, pur produit de l'Oncle Sam, Stephen Markley ne semble pas voir au-delà de ses frontières. La résolution de la problématique environnementale sera américaine ou ne sera pas ! Toutefois, la cloisonner aux limites de son pays plutôt que de l'étendre aux autres continents nous a sans doute épargné un pavé de cinq mille pages, cinq fois plus laborieux à terminer...

Malgré ses défauts, notamment des idées qui mériteraient d'être plus canalisées et un enthousiasme mieux endigué, des défauts peu nombreux mais qui alourdissent indéniablement la lecture, le second roman de Stephen Markley vient confirmer les qualités déjà présentes dans son premier livre, en particulier la capacité de son auteur à poser un regard aiguisé sur la société et une langue maniée avec brio. Ces éléments combinés à une intrigue débarrassée de ses fioritures devraient mener à une œuvre romanesque mémorable. Affaire à suivre avec son troisième livre ? 

D'autres avis ? Hop ! Weirdaholic, Just a Word, Le Maki, Le Chien Critique...

samedi 30 novembre 2024

Fabrice Chemla - Le laboratoire de l'imaginaire

Fabrice Chemla 

Le laboratoire de l'imaginaire 

Ed. Le Bélial' 


Fabrice Chemla Le laboratoire de l'imaginaire Le Bélial' Parallaxe
Mes cours de chimie semblent bien loin et d'autant plus nébuleux que je les ai tous consacrés à rêvasser. Or, que ce soit pour imaginer des univers ou des matériaux et qu'elle ait été écrite par des auteurs classiques ou contemporain, la littérature de l'imaginaire fait régulièrement des allusions à ce domaine. Conclusion, je n'avais jusqu'alors d'autre choix que de prendre pour argent comptant les informations dispensées par les auteurs : on m'annonce que telle matière est constituée de tels éléments ? d'accord ; que tel mélange provoque tel précipité ? parfait ; que telle action entraîne telle réaction ? pas de problème. Mais la crédulité a cette limite au-delà de laquelle on bascule dans la naïveté. À moins d'ailleurs que ce ne soit l'inverse... Quoi qu'il en soit, il n'est jamais trop tard pour combler ses lacunes.

Se mettant au niveau de gens comme moi, c'est-à-dire curieux mais non outillés, et fondant ses démonstrations sur de nombreuses références de la science-fiction, principalement littéraires, Fabrice Chemla invite le lecteur à revenir aux fondamentaux. Atomes, isotopes, molécules ou distillation, le professeur de chimie à Sorbonne Université nous explique ce que nous devons savoir en la matière, tableaux et schémas à l'appui. Malheureusement, tous les concepts ne sont pas évidents à appréhender, malgré des explications relativement limpides étayées d'exemples concrets. Aussi, après une lecture pourtant assidue et enthousiaste, je suis bien incapable d'expliquer comment le gecko fait pour adhérer au plafond ou ce qui fait qu'une surface phosphorescente brille dans le noir. Suis-je donc condamné à continuer de croire tout ce que je lis dans les romans de science-fiction ? J'en ai peur. Mais la faute n'en revient pas à Fabrice Chemla, qui a su retenir toute mon attention - notamment grâce à la solidité de la bibliographie qui ponctue son essai. N'oublions pas qu'avec son livre, il entend faire rimer chimie et littérature de genre.

Le scientifique multiplie donc les références, en prenant toutefois bien soin de séparer les arrangements fantaisistes de certains auteurs - parfois peu regardants, parfois tout simplement dans l'erreur - de ceux qui font preuve de rigueur. Il s'attarde évidemment plus sur ces derniers - il n'y a qu'à lire les pages qu'il consacre aux romans de Jules Verne ou à l'œuvre de Franck Herbert pour s'en rendre compte. Il profite d'ailleurs de son analyse de l'épice de Dune (un sujet qu'il avait déjà abordé dans le volume de la collection Parallaxe consacré à l'œuvre de Franck Herbert) pour expliquer son métier : l'énumération des étapes par lesquelles il faudrait passer pour déterminer la composition du mélange d'Arrakis détaille le rôle du chimiste. Pour rappel, et il aurait sans doute fallu commencer par là, le chimiste est celui qui étudie la science de la matière à l’échelle moléculaire ou atomique. Autrement dit, le chimiste est celui qui sait expliquer pourquoi le sel se dilue dans l'eau ou le fer rouille - et comment le gecko fait pour adhérer au plafond.

mardi 12 novembre 2024

Stanislas Lem - Les aventures du pilote Pirx

Stanislas Lem 

Les aventures du pilote Pirx 

Ed. Audiolib 


Stanislas Lem, si tant est qu'il faille encore le présenter, est un écrivain polonais, auteur d'une œuvre importante - bien que souvent résumée à Solaris - reconnue et récompensée. Aux côtés de ses romans, tous ou presque classés en science-fiction, il a publié un certain nombre de nouvelles, dont celles qui mettent en scène le pilote Pirx et que l'on retrouve regroupées pour la première fois dans leur intégralité et en français, ici dans leur version sonore. 

Stanislas Lem Les aventures du pilote Pirx actes sud Audiolib
Au fil d'une dizaine de nouvelles, le lecteur découvre la vie d'un astronaute, de son statut d'apprenti à celui de pilote chevronné. Il y voit évoluer le personnage, qui passe par différentes étapes et se retrouve confronté à ce qui va faire de lui, au-delà d'un pilote, un homme : notamment l'expérience de la mort ou encore une réflexion sur la notion d'humanité. De fait, ce livre est presque plus à considérer comme un roman de formation ou d'apprentissage que comme un simple recueil d'aventures indépendantes. Quant aux intrigues, si elles souffrent occasionnellement de longueurs et manquent parfois de rythme, malgré les efforts de Marvin Schlick pour cadencer le récit, elles composent un livre plutôt convaincant - mais toutefois moins pour ses qualités romanesques ou la délicieuse ambiance typiquement rétrofuturiste de l'époque à laquelle il a été écrit, les années soixante, que pour ce qu'il dit justement de cette décennie.

Publiée en 1959, en pleine guerre froide, la première nouvelle nous présente un jeune homme convaincu par son orientation et bien décidé à mettre à profit son bon sens et sa motivation. Mais avec les années qui passent et les épisodes qui se succèdent, Pirx se révèle de plus en plus désabusé, jusqu'à finir dépassionné. Il faut dire que lorsqu'il signe l'ultime aventure de son pilote, en 1971, Stanislas Lem a eu le temps d'assister à l'épuisement de la conquête spatiale. Entre la première et la dernière nouvelle, les russes ont envoyé un homme en orbite puis les américains ont foulé le sol de la Lune, avant que tout ce petit monde ne se se détourne du satellite, voire de l'espace - jusqu'à s'y intéresser de nouveau beaucoup plus tard. D'ailleurs, en 1972, au lendemain de la publication de la dernière aventure de la série, le programme Apollo est abandonné. Hasard ou coïncidence ? Je vous laisse trancher... Quoi qu'il en soit, les aventures du pilote Pirx reflètent cet état d'esprit et parviennent intelligemment à faire rimer conjecture romanesque et réalité. Bel exploit, non ?

samedi 9 novembre 2024

Iván Repila - Le Puits

Iván Repila 

Le Puits 

Ed. Multisonor 


Iván Repila Le Puits Multisonor
Durant des années, le "Feuilleton" signé par Éric Chevillard dans Le Monde des Livres a été une mine de conseils avisés. Une mine, voire un puits. Parmi d'autres, une référence a notamment retenu toute mon attention, celle d'un ouvrage de l'espagnol Iván Repila, traduit en français chez Denoël avant d'être porté à l'oreille par les éditions Multisonor - une maison que je découvre avec ce titre et dont je retiendrai le choix des comédiens, la qualité de l'enregistrement, de l'habillage sonore, et la production en général. Quant à ce conseil d'Éric Chevillard, j'ai bien fait de le suivre !

Ce court roman nous plonge au fond d'un puits. Deux frères y sont tombés. Comment ? Dans quelles circonstances ? On l'ignore. Ce qui est sûr, c'est qu'ils y sont coincés. Sept mètres les séparent de la sortie. C'est beaucoup. C'est trop. Après avoir tenté de grimper, d'escalader, de se lancer l'un l'autre, ils font face à l'évidence : ils vont rester là un moment. Le temps passe, la soif et la faim se font sentir, vaguement comblés par l'eau bouseuse dans laquelle ils pataugent, par les insectes et les racines qui tapissent le sol et les parois de leur prison. Et pourquoi refusent-ils de toucher au sac de nourriture qu'ils ont en leur possession, rempli de fromage, de pain, de figues ? Pourquoi ? Patiente… Le lecteur aura les réponses à ces questions lors de la chute de cette histoire incroyable. Incroyable et folle. Car la folie est au cœur de ce récit viscéral, organique, et totalement traumatisant. La folie mais également la fraternité, bien sûr ! Ces deux frères, dont nous ignorons les noms, n'auront bientôt plus que leur fraternité à laquelle se raccrocher. Pour ce qu'elle vaut. Car ils s'aiment et se détestent, se câlinent et se frappent, se soutiennent et se rejettent. Des frères, quoi. Des frères que ce huis-clos pousse à l'excès dans leur relation et qui les renvoie ou les réduit à leur rôle de Grand et de Petit.

Partagés entre l'espoir de sortir de ce trou et la crainte d'y rester, incertains quant à ce qui les attend dehors, ils sombrent doucement dans un état second. La langue parvient magnifiquement à évoquer ce glissement. Alors que les jours se suivent, se ressemblent et se confondent, certains passages, étranges, déroutants, les voient s'égarer, leur corps se dégrader et leur esprit céder à la confusion. Ils ruminent des idées insensées, reproduisent une routine absurde, perdent la notion du temps. Mus par une volonté hors du commun, ils tiennent bon. Mais pour combien de temps ? 

vendredi 8 novembre 2024

San-Antonio - Béru-Béru

San-Antonio Béru-Béru Fleuve Noir
San-Antonio 

Béru-Béru 

Ed. Fleuve Noir 


La vie de Savakoussikoussa est menacée. Or cet ancien chef d'état africain doit quitter sa résidence protégée pour un voyage en Italie. Pour assurer sa sécurité, San-Antonio, Pinaud et Bérurier l'accompagnent. Ce dernier est convaincu de l'avoir déjà vu quelque part. Mais où ? Il fait travailler sa mémoire, jusqu'à ce que tout lui revienne : Savakoussikoussa n'est autre que l'anciennement dénommé Pattemouille, qui a subordonné sous ses ordres du temps qu'il était sergent au 116è Tirailleur ! Dire qu'il a entretemps été "président de la république dans un bled pourri entre l'écateur et le topique du Sagittaire" !
"Ben quoi, roule pas ces lotos, mon pote ! exclame le Dodu, tu me remets pas ? T'as la cervelle qui fissure, Mec ! Le bulbe format noisette, comme aut'fois ! J'sus le sergent Bérurier ! Rappelle-toi : les tirailleurs sénégaloches ! Tézique, t'étais plongeur à la roulante ! Je t'chaussais de corvée biscotte tu me refilais en loucedé du lard gras, vu qu'à l'époque j'avais un appétit de cannibale, sauf le respect que je dois à ta famille !"
Cette escorte se déroule sous le signe des grandes retrouvailles ! Mais malgré la surveillance de nos héros, Savakoussikoussa est enlevé ! C'est alors parti pour une folle aventure, qui conduira San-A et ses acolytes à vivre des situations plus ou moins inconfortables dans des endroits improbables. Entre les filatures et les poursuites dans les rues italiennes, les crocodiles, les pygmées et les anthropophages de l'Afrique Noire, l'auteur se fait un plaisir de jongler avec les poncifs et balaye d'un grand revers de la main toute notion de cohérence. Il va jusqu'à mettre en scène l'enlèvement de Berthe par un grand singe ! Pour autant, au milieu de cette logique très singulière, il prend le temps de glisser quelques réflexions bien senties et pleines de bon sens sur la convoitise des ressources du continent, les coups d'états à répétition qui s'y jouent, et s'offre de belles digressions au sommet desquelles un longue diatribe sur le retour des cendres de l'Aiglon en France ! Du grand art !

Et, pour couronner le tout, Bérurier devient le nouveau président du Kuwa ! Rien n'arrêtera ni les délires de l'auteur, ni son ambition pour ses personnages !


 
Et pour suivre l'avancée de ma lecture complète des aventures du commissaire San-Antonio, cliquez sur le sourire de l'auteur !

mercredi 6 novembre 2024

F. Richard-Bessière - Bang !

F. Richard-Bessière Bang Fleuve Noir anticipation
F. Richard-Bessière 

Bang ! 

Ed. Fleuve Noir 


Ça crève les yeux dès les premières lignes : rarement autant qu'avec ce volume des aventures de Sydney Gordon un roman de Richard-Bessière n'aura semblé être un prétexte pour aborder son réel sujet de prédilection - les propos misogynes. Tout débute alors que le héros doit encore décaler son mariage. Encore ! Sa future épouse n'a qu'à attendre. Les scènes qui suivront donneront au goujat qui lui fait office de fiancé de nouvelles occasions de la rabaisser et à l'auteur celles de dresser un portrait sans nuance du rapport de domination entre les hommes et les femmes.

Si le mariage est repoussé, c'est toutefois pour une bonne raison : une bombe atomique d'une puissance incroyable vient d'exploser dans les Rocheuses, signant très certainement le début d'une guerre mondiale. Qui a appuyé sur le bouton ? On l'ignore. Mais Sydney Gordon a sa petite idée... Après tout, il n'est pas le plus grand reporter du monde pour rien ! Accompagné de sa promise, qui le suit docilement en toute circonstance, il part en mission. Il ignore qu'il va au devant de péripéties incroyables ! Voyage dans le temps, l'espace ou les univers parallèles, il n'est pas au bout de ses surprises... Le lecteur non plus, d'ailleurs... En effet, le roman déballe une trame à un tel point dénuée de cohérence, sans queue ni tête, qu'il est impossible d'en deviner la tournure. Chaque nouveau chapitre propose une thématique insoupçonnée, aussi décomplexée qu'imprévisible. Seules constantes dans l'intrigue : l'héroïsme du protagoniste et la figuration de sa partenaire.
"Il nous avoua avoir déjà entendu parler de nous, et surtout de moi. Il faut croire que nos récentes aventures, copieusement diffusées par le New-Sun et Richard-Bessière, étaient parvenues jusqu'à lui, ce qui n'était pas un mal dans le fond."
Heureusement, grâce à une écriture soignée, bien que scolaire et datée, quelques traits d'humour parfois décochés avec une pointe d'autodérision et un certain second degré (semble-t-il volontaire), l'auteur parvient vaguement à occulter ses maladresses et sa difficulté à dompter un scénario. Quant aux ravages du temps qui ne manqueront pas de heurter la plupart des lecteurs, ils feront la joie des nostalgiques, amateurs de désuétude stylistique et de pensées rétrogrades.





Et pour suivre l’avancée du projet Objectif "231", cliquez sur la fusée !

FNA n°121

mercredi 23 octobre 2024

Grégoire Bouillier - Le syndrome de l'Orangerie

Grégoire Bouillier 

Le syndrome de l'Orangerie 

Ed. Flammarion 


Grégoire Bouillier Le syndrome de l'Orangerie Flammarion
Tout débute au musée de l'Orangerie. Devant les Nymphéas. Face aux huit panneaux réalisés par Claude Monet, Grégoire Bouillier est pris de vertige. Que l'artiste impressionniste pouvait-il trouver de si spécial aux nymphéas et pourquoi s'était-il pris de passion pour ces fleurs, suffisamment en tout cas pour ne plus cesser de les cultiver et de les peindre - jusqu'à plus de quatre cent toiles, sans compter celles qu'il a détruites ? Que cache cette œuvre ? Car elle cache nécessairement quelque chose, non ? Et si oui, quoi ? Décidé à ne pas laisser ces questions sans réponse, il va chercher.

Bientôt aussi obnubilé par son sujet que le peintre par ses fleurs, le romancier va d'abord devoir dépasser sa première crainte : et s'il était persuadé de voir des choses qui n'existent pas ? Après tout, n'est-ce pas là le privilège du spectateur que de pouvoir prêter des intentions aux artistes ou imaginer des rapports entre une œuvre et des éléments personnels ? Son récit, qui prendra alors la forme d'un long travail psychanalytique et empruntera par la suite de nombreux sentiers de traverse, le fera s'interroger entre autre sur l'identité du Professeur Tournesol, la vie de Winston Churchill et l'œuvre de Boris Vian, le tout en arpentant les allées d'Auschwitz ou encore, évidemment, celles du jardin de Giverny. Mais surtout, il lui fera revisiter les grandes heures de l'histoire de l'art et décortiquer celles de la vie du peintre. Arrivé au bout du chemin, ce dernier n'aura plus de secret pour l'écrivain. Et presque plus pour le lecteur. 

Dans son livre, qui se situe à la frontière entre la tentative d'épuisement d'une œuvre d'art et l'exercice conjectural, Grégoire Bouillier ne se contente pas d'échafauder des théories. Il les met à l'épreuve. Son travail, brillant et fouillé, érudit et spirituel, est celui d'un homme obsessionnel qui ne laisse rien au hasard et veut aller au bout des choses. En effet, on l'aura compris, l'auteur de Le cœur ne cède pas a un vrai problème avec l'imprécision. Il voue à celle-ci une aversion presque pathologique. Il lui faut aller dans le détail, balayer les inexactitudes, les approximations et les ambiguïtés. Et, surtout, comprendre. Ce qu'il fait avec un dévouement et une application qui forcent le respect.

jeudi 10 octobre 2024

Philippe Jaenada - La désinvolture est une bien belle chose

Philippe Jaenada 

La désinvolture est une bien belle chose 

Ed. Mialet Barrault 


Fidèle à son habitude, Philippe Jaenada exhume un fait divers. Alors je sais ce que vous vous dites : les habitudes, on sait où ça mène ! Les habitudes, ça provoque des automatismes ! Les habitudes, ça pousse inévitablement à une certaine forme de paresse. Les habitudes, ça fait rouiller ! C'est le mal ! Parfois, sans doute. Pour vous, pour moi, c'est certain. Mais pas pour Philippe Jaenada, loin de là.

Philippe Jaenada La désinvolture est une bien belle chose Mialet Barrault
Fidèle à son habitude, donc, mais jamais là où on l'attend, Philippe Jaenada exhume un fait divers. Oh, rien de bien intrigant en apparence : en 1953, une jeune femme se tue d'un saut dans le vide. Sans réelle motivation, semble-t-il. Mais enjambe-t-on vraiment une fenêtre à vingt ans sans qu'une bonne raison vous y pousse ? C'est cette simple question qui conduit l'auteur de Sans preuve et sans aveu à chercher une réponse. Personne n'en avait trouvé avant lui ? Bast ! Lui y arrivera. Et comme fréquenter les archives ou revenir sur les lieux ne lui suffit pas, il emmène sa grande carcasse en virée, son sac matelot à l'épaule, histoire de prendre de la distance et de mieux réfléchir. C'est alors parti pour un tour de France par les bords, comme il dit.

Fidèle à son habitude, Philippe Jaenada passe beaucoup de temps au troquet, quand il n'est pas derrière son volant. Accompagné de Gladys, le GPS de sa voiture de location, bientôt son unique interlocuteur et personnage secondaire de cette enquête gonzo aux airs de virée régressive, il longe la frontière. Il s'arrête ici ou là, dort à l'hôtel, tâche de diner à une heure décente et, surtout, siffle des whiskies en observant ses contemporains ou en repensant à ceux de Jacqueline Harispe, la suicidée qui le préoccupe. Décédée en 1953, celle-ci est le stéréotype de son époque et de son milieu, cette jeunesse désinvolte de l'après-guerre qui aura assidument fréquenté les cercles intellectuels parisiens, se sera inscrit dans le mouvement situationniste et préparé les évènements de mai 68. Sauf que Jacqueline Harispe, Kaki pour certains, ne vivra pas jusque là. Pourquoi ? Dès qu'il pose son sac dans une nouvelle ville côtière ou frontalière, le romancier se retrouve face à cette question et tente d'épuiser les hypothèses.
"Chaque fois que j'arrive dans une nouvelle ville, j'ai l'impression que tout est beau, paisible, que la vie peut être difficilement plus agréable qu'ici, et mon exaltation retombe après une heure ou deux."
Fidèle à son habitude, Philippe Jaenada enchaîne les idées. Il les entrecoupe d'anecdotes personnelles, de traits d'humour, d'observations impromptues, de considérations diverses sur la vie ou de pensées pour Pauline Dubuisson, qui occupe toujours son esprit (et le mien) depuis La Petite Femelle. Le tout dresse un portrait de la société, soufflant de lucidité, aussi bien la sienne (la nôtre) que celle de Kaki. Et c'est bien là l'intérêt principal de ce livre, à tel point qu'au fil des pages, les raisons de la mort de Jacqueline Harispe semblent bientôt ne plus être qu'un prétexte à tout le reste : le récit du périple hexagonal de l'auteur d'une part, son étude du lettrisme et autres concepts fondés par Guy Debord d'autre part. Pour autant, l'enquête, pointilleuse et d'une précision absolue (pour ne pas dire maladive), s'achève sur une conclusion tout à fait convaincante. L'ouvrage, lui, laisse comme le sentiment d'une facilité insolente. Comme d'habitude, quoi.

jeudi 12 septembre 2024

Stephen King - Ça

Stephen King 

Ça 

Ed. Albin Michel 


J'allais partir du principe que tout le monde sait de quoi Ça retourne. Mais il y a peut-être encore, ici ou là, des âmes égarées qui ignorent tout de ce livre emblématique du Maître de l'Horreur. Pour ceux-là, et pour faire court, disons que ce gros pavé raconte l'histoire d'enfants qui, terrorisés par une créature maléfique et liés par une promesse, décident une fois devenus adultes de revenir s'en débarrasser. Bien entendu, en un bon gros millier de pages, il se passe beaucoup plus de choses que ce que cette présentation succincte pourrait laisser penser. Patiente, je vais développer. Mais, d'abord, un petit retour dans le temps.

Stephen King Ça Albin Michel j'ai lu
Je me revois, et je vous laisse vous en faire le tableau, freluquet âgé de treize ou quatorze ans, boutonneux, allongé sur mon lit, plongé dans ma lecture de Ça. J'en avais alors englouti les trois volumes en autant de jours, à ne rien faire d'autre 
de ce long week-end pluvieux que lire. Lire - et m'interroger sur une étrangeté de la couverture du dernier tome : on y voit des membres de l'autoproclamé "Club des Ratés" se battre contre leur cauchemar. L'un des enfants a un bras arraché, lequel dépasse de la gueule du monstre. Or, s'il manque le bras gauche au garçon, c'est une main droite que la créature tient entre ses dents. Bizarre autant qu'étrange. Je me souviens m'être alors interrogé à ce sujet avant de finalement abandonner cette piste, dont j'ai logiquement repris le cours une trentaine d'années plus tard, en retombant sur ces illustrations. À ce jour, je n'ai pas de meilleure théorie que celle d'une simple étourderie de l'artiste. Je suis preneur d'une explication plus satisfaisante. Bref, revenons au présent.

Plus souvent debout dans le métro que pelotonné sous ma couette, moins gringalet qu'alors et surtout moins acnéique, il m'a fallu plus de trois jours pour relire ce classique qui, toutefois, conserve son aspect totalement addictif - encore aujourd'hui avec un regard d'adulte, le mien. Même si j'y ai parfois décelé quelques maladresses et même si certaines scènes paraissent improbables (à l'image d'un passage orgiaque final que je peine à justifier), le scénario est d'une grande efficacité, sa narration également. Le décor est immersif, certaines scènes sont incroyablement visuelles, la construction ne laisse aucun répit au lecteur et, surtout, le méchant est aussi graphique que les personnages sont attachants. Il est d'ailleurs difficile de quitter ces derniers. Pourtant, de prime abord, ils semblent trop caricaturaux pour être crédibles, en particulier lorsqu'ils sont enfants. Ils sont même souvent réduits à leur fonction - Bill, le bègue ; Ben, le gros ; Bev, la fille ; Richie, le binoclard ; Eddie, l'asthmatique ; Mike, le noir ; Stan, le juif. Mais malgré cela, ils restent convaincants. L'effet de groupe n'y est pas étranger ; ils sont soudés, complémentaires, cohérents et le lecteur est régulièrement tenté de se dire qu'il aurait aimé intégrer une telle bande pour faire face à l'adversité.

Cette bande imaginée en 1986 contribuera à définitivement inscrire Stephen King comme l'un des grands metteurs en scène d'enfants de la littérature de genre. Et qui dit enfance dit regard sur le monde adulte d'une part et sentiment de nostalgie d'autre part. Là aussi, le romancier américain tire largement son épingle du jeu. Il analyse avec finesse la défiance des jeunes à l'égard des vieux, tous plus tordus les uns que les autres, et le regard que ceux-ci, du moins ceux auxquels il reste une once de lucidité, posent sur leur propre passé. À elle seule, l'ultime scène du livre illustre parfaitement ce propos : Bill ravive son amie en lui faisant enfourcher le vélo de son enfance. Tout un symbole. Le décor contribue à ce sentiment de nostalgie. Les vêtements, la musique, les voitures, toute l'époque est parfaitement retranscrite. De même pour les préoccupations, les enjeux et les problématiques de l'enfance qui sont au cœur du récit.

Ce livre est donc bien plus qu'une simple histoire d'horreur. Toutefois, il ne faut pas négliger cet aspect. Le monstre est effrayant et si nous avons tous peur des clowns, ce n'est pas pour rien. Celui du roman est tout simplement flippant, aussi bien dans sa version basique imaginée à l'économie de moyens que dans ses épouvantables variations plus stylisées. La scène d'introduction aura marqué tous les lecteurs, et pour cause ! Ce garçon attiré dans les égouts par un clown ! Quelle inventivité ! Impossible aujourd'hui de plier un bateau en papier sans y penser... Impossible également de poser le livre une fois ce passage lu !

mercredi 28 août 2024

San-Antonio, l'année 1981

San-Antonio a publié trois épisodes des aventures de son commissaire éponyme en 1981. C'est peu, tu trouves ? Je voudrais t'y voir, toi. Et puis c'est sans compter sur les livres qu'il a signés sous d'autres noms. Va donc jeter un œil à la liste de ses pseudonymes, ça te remettra les idées en place, gros malin ! En attendant, ces trois romans, les voilà :

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San-Antonio On liquide et on s'en va fleuve noir
San-Antonio 

On liquide et on s'en va  

Ed. Fleuve Noir 


Le truc est très au point : à Montmartre, pendant que le public, captivé, assiste à sa performance exhibitionniste, un groupe de pickpockets détrousse les touristes. Or, ce jour-là, ils ont dérobé le mauvais objet à la mauvaise personne. Ce dernier, après avoir remonté la piste des voleurs, a finalement remis la main sur ce qui lui appartient, laissant ensuite tout le monde avec deux balles dans le corps. 

Avec pour unique indice l'enregistrement de la bande son des meurtres, San-Antonio va se lancer à la suite du tueur, un "homme sans foi ni loi, sans feu ni lieu, dont la conscience doit ressembler à un camion de vidange accidenté". Notre héros n'aura pas trop de l'aide de ses deux acolytes, Béru et Pinaud, pour retrouver et appréhender le dénommé Stromberg, un redoutable assassin qui laisse derrière lui une montagne de cadavres. 

Cet épisode, qui conduit notre trio de France en Côte d'Ivoire en passant par l'Angleterre, sera rythmé par les troubles gastriques d'un Pinaud inénarrable et les délires en tout genre d'un Bérurier en grande forme. L'auteur se fait plaisir, il multiplie les accumulations et les divagations, pour les scènes cocasses il se surpasse. En revanche, il ne s'encombre pas d'un scénario solide et laisse même le lecteur sur une chute plutôt vague. On ne saura jamais vraiment quelles étaient les motivations du tueur. Mais était-ce indispensable ?

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San-Antonio Champagne pour tout le monde Fleuve Noir
San-Antonio 

Champagne pour tout le monde 

Ed. Fleuve Noir 

"La bagnole possédait une carrosserie italienne. La fille aussi, probablement. L'une, comme l'autre, mobilisait les regards, mais les deux réunies t'énucléaient littéralement. La seconde avait quelque peine à ouvrir la première. Je me précipitai, en regrettant que ce ne fût pas la deuxième qui fût à ouvrir. Mais qui savait..."
San-Antonio aide donc la jeune femme a déverrouiller et à le démarrer le véhicule, juste à temps pour réaliser qu'il ne lui appartenait pas. Le voilà complice d'un vol de voiture ! Heureusement, celle-ci est rapidement retrouvée mais... il manque quelque chose à l'intérieur. Notre héros va devoir retrouver ce quelque chose. Le roman démarre alors sur les chapeaux de roues et mettra le commissaire à rude épreuve. Entre autres péripéties, on le retrouvera notamment au fond d'un puits, condamné à cent-trente ans de travaux forcés ! Les scènes qu'il y passe offrent une variation bienvenue et assez inattendue sur le thème de la grande évasion. 
"- Et toi, grand fou, d'où qu'tu sors ?
- D'un puits, lui dis-je, comme la Vérité." 
Tout ceci donne une nouvelle occasion à l'auteur de démontrer dans quel bois son personnage est taillé : "Une âme trempée à Tolède, des nerfs d'acier, des réflexes prompts, un self-contrôle à toute épreuve."

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San-Antonio La pute enchantée Fleuve Noir
San-Antonio

La pute enchantée 

Ed. Fleuve Noir

 
Quelle surprise pour monsieur Félicien lorsque Fortuna, la prostituée avec laquelle il s'affaire dans un hôtel de passe parisien, entre en transe et a soudain une vision : un massacre est en train de se produire en ce moment même à Nice ! Qu'en penser, surtout quand on constate que l'évènement s'est réellement et fidèlement produit ? C'est à cette question que vont devoir répondre San-Antonio, Bérurier et Pinaud. Mais, pour ne rien arranger, la prostituée se fait bientôt enlever et son client échappe de peu à un attentat. 

L'auteur envoie ses personnages dans une histoire pas très catholique, pas non plus surnaturelle, prétexte à d'incroyables digressions. Une multitude de sujets y passe, de la télé à la banane en passant par la politique, Des Chiffres et des Lettres, la littérature ou les considérations du romancier sur le métier d'écrivain. Ajoutez à cela la régression prolétarienne d'Achille, vous obtenez un épisode fou, ponctué de figures de style, d'onomatopées comme s'il en pleuvait et d'adresses délirantes au lecteur, dont je vous livre un extrait, sorti de son contexte :
"Donc, le cœur bat. Il vit. La balle aura dérapé sur son formidable occiput ; merde qu'est-ce que je raconte : le front, c'est pas l'occiput ! L'occiput c'est derrière, hein ? Quel œuf ! Et devant c'est le... l'os, quoi ! Bon, très bien, donc, la balle tirée à bout portant a dérapé sur l'œuf qui pue. Je veux dire : sur l'os frontalier ; tu me suis ou tu me précèdes ? Tu me précèdes ? Alors je t'écoute. Comment ? Elle n'a fait qu'assommer le gros ? Lui a occasionné un traumatisme  bilocéphale quadruple avec perduration spasmodique somme de deux francs ? C'est grave ? Ca dépend ? De quoi, ça dépend, hé, banane ! De la résistance du sujet et de savoir si le lobe arrière droit s'est décroché  et si Pâques tombe un dimanche l'année prochaine ? Ah ! Bon, oui, je comprends. Mais qu'est-ce qu'on peut faire dans l'immédiat ?"
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Plutôt un bon cru !


 
Et pour suivre l'avancée de ma lecture complète des aventures du commissaire San-Antonio, cliquez sur le sourire de l'auteur !