J.M. Erre
Qui a tué l'homme-homard ?
Ed. Buchet-Chastel
Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis. Je ne suis pas un imbécile. Mais pour autant je ne suis pas un rapide du retournement de veste. Chez moi, le processus peut prendre du temps. Là, presque trois ans.
Le 13 mars 2019 précisément, je lisais l'avis enthousiaste du Chien Critique au sujet d'un livre de J.M. Erre. Peu amateur de romans policiers, je commentais ce billet d'un laconique "je passe mon chemin". Finalement, les imbéciles, les avis, la veste, patati, patata... et j'y suis venu. J'ai bien fait.
Le temps d'un roman, je me suis installé à Margoujols, un petit village du Gévaudan peuplé d'arriérés tous plus ou moins descendants des monstres d'une caravane de bêtes de foires passée par là en 1945 et jamais repartie. Les années ont fait leur œuvre, la consanguinité et l'isolement provincial également, jusqu'au jour où le vieil homme-homard est retrouvé mort, poignardé puis découpé en petits bouts. La police envoie un inspecteur pour enquêter mais c'est finalement Julie, la fille du maire, qui prend l'affaire en main. En main ? Façon de parler. Paralysée des pieds à la tête, elle ne peut bouger qu'un doigt et ne s'exprime que par le biais de son synthétiseur vocal. Elle s'improvise donc guide pour le policier, lui présente la femme à barbe, les sœurs siamoises, le nain, le géant, tous les dégénérés du coin, et c'est elle qui, en plus de dresser la galerie de portraits vitriolés, se fait, à la sauce aigre, la narratrice des évènements
Qui a tué l'homme-homard ? est un roman policier caustique, bigarré et bien fichu.
Savoir qui est le meurtrier ne m'intéresse généralement pas vraiment -
c'est d'ailleurs pour cette raison que j'en lis aussi peu - et la
solution de ce meurtre ne m'a pas beaucoup plus motivé que d'habitude, même si elle est habillement amenée. Mais
l'intrigue policière sert ici une autre motivation : analyser les
ficelles du genre, en décrypter les codes, en critiquer les ressorts, et se lancer dans un autoportrait du romancier en écrivain de polars, non dénuée de dérision et d'humour.
J.M. Erre n'a peur de rien. S'il n'hésite pas à se moquer des romanciers, il n'épargne pas non plus les handicapés - pas ceux qui vivent en province mais ceux qui végètent dans un fauteuil roulant, surtout s'ils bavent ou ont le regard vide. Et si cela peut sembler politiquement incorrect, je vois plutôt les choses sous un autre angle : pour une fois, quelqu'un parle des handicapés et en fait même les personnages principaux d'un roman de genre. Habituellement, on n'en parle pas, tout comme on les cache dans la vraie vie. Vous souvenez-vous de la dernière fois où vous vous êtes retrouvé assis à côté d'un handicapé au cinéma ? Près d'un trisomique au restaurant ? Face à un type en fauteuil dans le métro ? Que vous avez croisé un aveugle au supermarché ? Certes, là, le ton est impertinent. Mais en faisant de Julie un personnage comme un autre, l'auteur a le mérite de sortir le handicap du placard dans lequel la société, qui se targue d'être inclusive mais ne l'est que sur le papier, l'avait enfermé avant de jeter la clé.
Maintenant en liberté, et grâce à J.M. Erre, les handicapés ne se cachent plus pour mourir.
J'en ai lu un de l'auteur - le bien nommé "Le grand n'importe quoi" - et j'arrive du coup très bien à imaginer celui-ci à partir de ce que tu en dis tant ça semble dans la même veine. Je n'arrive pas trop à me motiver à renouveler l'expérience, mais peut-être un jour, parce que je peux moi aussi être un imbécile.
RépondreSupprimerEt je note de mon côté "Le grand n'importe quoi". Il n'est pas exclu que je creuse un peu l’œuvre de cet auteur.
SupprimerTrès bel article.
RépondreSupprimerEt l’auteur contribue à rendre vivants les handicapés, souvent morts dans le regard des autres.C’est déjà çà
Je le note.
Il n'hésite pas à les rendre vivants... mais pas non plus à les tuer dans ses livres... Si ça ce n'est pas de l'équité !
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