samedi 10 mai 2025

Larry McMurtry - Lonesome Dove

Larry McMurtry 

Lonesome Dove 

Ed. Gallmeister 


Cowboys et indiens, bétail et bisons, saloons et prostituées, n'en jetez plus, nous sommes dans un western, ce qui est d'autant plus indéniable que celui-ci coche tous les clichés du registre dans lequel il s'inscrit. Mais qui va s'en plaindre ? Certainement pas moi. Surtout que le romancier américain va bien au-delà : il s'en empare.

Larry McMurtry Lonesome Dove gallmeister
Si le cinéma n'est pas étranger à la popularisation des clichés en question, la littérature a également sa part de responsabilité. Celle-ci compte ses classiques, au nombre desquels figurent les monuments patrimoniaux de Larry McMurtry, Lonesome Dove en tête. Les deux volumes qui composent ce roman ont rendu son auteur célèbre, voire incontournable dans le genre, et lui ont permis de décrocher le prestigieux prix Pulitzer en 1986. Ils seront plus tard suivis de trois autres opus sur lesquelles je compte bien mettre la main sitôt ce billet publié. Et pour cause, ils m'ont laissé une forte impression doublée d'une envie irrépressible de revenir dans ses grands espaces et d'y retrouver ses personnages charismatiques.

Augustus « Gus » McCrae et Woodrow F. Call sont deux anciens rangers qui ont eu leur heure de gloire il y a bien longtemps. Depuis, sous le soleil de plomb du Texas, fatigués mais paradoxalement inépuisables, ils sont désœuvrés. Plus rien n'a de sens. L'un noie son ennui dans le travail, l'autre dans de longs monologues adressés à ses cochons. Le temps s'étire et ne présente dorénavant plus aucune perspective. Aussi, quand Jake Spoon, comme eux ancien ranger, revient à Lonesome Dove après dix ans d'absence et leur propose de repartir avec lui à l'aventure, ils aperçoivent l'échappatoire qu'ils n'osaient plus espérer. Le projet est de rassembler un troupeau et de le conduire dans le grand nord, en des terres encore à conquérir. Mais, pour Spoon, l'idée derrière ce plan est surtout de prendre le large et de se faire oublier après avoir accidentellement abattu un dentiste en Arkansas...

Larry McMurtry Lonesome Dove gallmeister
Accompagnés d'une petite équipe composée d'un ancien pisteur, d'un bandit mexicain, d'un orphelin apprenti cowboy ou encore d'une prostituée qui cherche à échapper à sa condition, nos protagonistes se mettent en route, ignorant alors qu'un sheriff est sur les traces de Spoon et qu'ils vont au devant de sérieuses mésaventures. Il faut dire qu'on ne s'improvise pas convoyeur d'un cheptel de plusieurs milliers de têtes, ce que chacun apprendra à ses dépends et par la manière forte. Confrontés à eux-mêmes, Gus, Call et les autres n'auront finalement que ce qu'ils cherchaient. Ils voulaient sortir de leur confort ? Voir du paysage ? Vivre des aventures ? Les voilà servis. Le lecteur également.

Même si la trame est riche de rencontres improbables - brigands, comanches, ours ou serpents - et de caprices de la nature, l'essentiel du roman repose sur ses personnages. Il peut d'ailleurs être prudent de ne pas trop s'y attacher. Dans cet environnement hostile et en cette période rude, la mort n'est jamais loin. Pour ne rien arranger, les personnages rivalisent de malchance. D'une certaine façon, c'est même la caractéristique principale du livre - et ce à quoi il pourrait se résumer : c'est l'histoire de la poisse. Mais quelle histoire ! Le millier de pages que durera ce voyage offrira non seulement à l'auteur l'occasion de repousser les malchanceux dans leurs derniers retranchements mais également d'imaginer une vaste fresque sur fond de décors grandioses et de revisiter les mythes fondateurs américains, à grands coups de péripéties et de drames. Autant d'épreuves qui rappelleront aux aventuriers que tout a un prix, aussi bien l'amitié, l'amour et la liberté que les bêtes à cornes.

vendredi 9 mai 2025

San-Antonio - Le casse de l'oncle Tom

San-Antonio Le casse de l'oncle Tom Fleuve Noir
San-Antonio 

Le casse de l'oncle Tom 

Ed. Fleuve Noir 


On a retrouvé le corps du vieux Thomas Dugadin, un oncle par alliance de San-Antonio, assassiné et pendu par les pieds. Le mort possédait un magot auquel, semble-t-il, il tenait plus qu'à la vie - il a succombé à la torture sans révéler son emplacement. À la nouvelle de ce décès, notre héros quitte son lieu de villégiature pour assister à l'enterrement. Il découvre à cette occasion qu'il est couché sur le testament, mais à une condition : qu'il retrouve ses meurtriers. La victime se savait donc menacée !

En compagnie de Jérémie Blanc, un jeune enquêteur noir que San-A a fait entrer dans la police lors de l'épisode précédent  et qu'il entend former au métier, il s'empare de l'affaire... Pourquoi préciser que Jérémie Blanc est noir ? Sans doute car - et on peut s'en douter rien qu'à son patronyme - la couleur de peau du policier alimentera à elle seule la majorité des blagues de l'ouvrage, ce qui est régulièrement embarrassant...
"Il caresse, du bout de ses longs doigts noirs, les Ray-Ban qui lui servent à se moucher."
Gênant, n'est-ce pas ? Je sais bien qu'il faut parfois remettre les ouvrages dans leur contexte mais le temps passé n'excuse pas tout. J'en entends déjà clamer qu'on ne peut plus rire de rien, que c'était mieux avant... Pour ma part, je prends mes distances avec cet humour et le laisse à ceux qui sauront l'apprécier - si tant est que l'on puisse.

Bref, empêtré dans une affaire qui le dépasse, Jérémie Blanc sera bientôt écarté de l'intrigue d'un coup de couteau. La seconde moitié du livre se fera donc sans lui et, par conséquent, l'auteur refocalisera son esprit sur des sujets moins discutables. Il redresse alors sérieusement le niveau. Malheureusement, en ce qui me concerne, le mal est fait. Les péripéties des chapitres suivants ne suffiront pas à rattraper le faux-pas d'un épisodes que le romancier annonçait pourtant comme des plus prometteurs :
"Un récit qui ne laissera pas de te surprendre et t'entraînera très vite dans de folles péripéties, tu vas en avoir la preuve et le cœur net avant que le coq du clocher de Saint-Joice-en-Valdingue n'eût chanté trois fois."


 
Et pour suivre l'avancée de ma lecture complète des aventures du commissaire San-Antonio, cliquez sur le sourire de l'auteur !

mercredi 23 avril 2025

Nathan Hill - Bien-être

Nathan Hill 

Bien-être 

Ed. Gallimard 


Nathan Hill Bien-être Gallimard
Les premières pages nous présentent une jeune femme, Elizabeth, et un jeune homme, Jack. Nous sommes en 1990 à Chicago. Elle étudie la psychologie, lui est artiste, photographe à ses heures. Ils ne se connaissent pas. Mais le hasard ou le destin, que sais-je, veut que les fenêtres de leur appartement soient face à face. Ils s'observent. Les deux protagonistes ont beau venir de milieux très différents, ils partagent sans le savoir une envie commune de prendre leur existence en main et une ambition réformatrice de la vie. Ils seront maîtres de leur histoire ! Et quand ils se rencontrent enfin, c'est le coup de foudre. Alors, sans attendre, l'auteur nous propulse dans le temps, vingt ans plus tard.

Vingt ans plus tard, Elizabeth et Jack ont bien changé. Tous les petits compromis nécessaires à la survie de leur couple ont fini par raboter leurs belles promesses. Quant à leurs rêves, ils n'ont pas survécu à l'usure du temps. Ils se sont embourgeoisés, ont acheté un appartement, ne partagent plus le même lit, élèvent un fils qui se positionne entre eux. La réalité a pris le pas sur l'illusion de l'amour parfait, le quotidien routinier sur les projections romanesques. D'anticonformistes, ils sont devenus disciplinés. Cela vous étonne, vous semble triste ? Mais c'est la vie, voyons. 

Je me rends bien compte de l'aspect moralisateur, fataliste ou rabat-joie que peut sembler revêtir l'ouvrage. Mais la réalité est bien plus subtile. Déjà car le livre de Nathan Hill est drôle, ensuite car il est lucide, enfin car il est malin.

Ponctuée de scènes caustiques et mâtinée d'un grand sens de la dérision, l'histoire d'Elizabeth et Jack est aussi exaltée qu'est désolant leur quotidien. Le romancier y injecte autant de malice que d'ironie et s'y investit avec un enthousiasme communicatif - l'affection qu'il porte à ses personnages est évidente. Certes, il les malmène, mais c'est pour mieux assister à leurs réactions, mieux les comprendre. Il ne faudra pas moins de 700 pages à Nathan Hill, 700 pages à la narration millimétrée (parfois un peu formatée) et à la construction déstructurée (parfois un peu calibrée) pour ausculter ses protagonistes, les évaluer et tirer les conclusions qui s'imposent.

Vous l'aurez compris, avant d'être une bonne histoire, pessimiste mais joviale, une comédie humaine articulée autour de la dérive de bons personnages, Bien-être est un roman social. Son projet est bien de dresser le portrait de ses concitoyens. Nous. Nous qui évoluons dans une société basée sur des valeurs qui méritent d'être décortiquées et remises en question - ce à quoi Nathan Hill s'emploie avec un talent rare, une grande capacité d'analyse et une certaine forme de décontraction.

lundi 14 avril 2025

Robert Silverberg - Opération pendule

Robert Silverberg 

Opération pendule 

Ed. J'ai Lu 


Robert Silverberg Opération pendule J'ai Lu
Des jumeaux, l'un paléontologue et l'autre physicien, sont volontaires pour une expérience qui pourrait révolutionner l'histoire de l'Homme : un voyage temporel. Un voyage ? Des voyages ! Les deux frères partent en même temps mais dans des directions différentes, quelques minutes dans le passé pour l'un, quelques minutes dans le futur pour l'autre. Puis le balancier les renvoie dans l'autre sens, un peu plus loin, quelques dizaines de minutes dans le futur ou dans le passé, et on recommence, toujours un peu plus loin, toujours dans l'autre direction...

Le paléontologue rêve de voir des dinosaures, le physicien d'être confronté à l'inconnu. Chacun verra deux facettes du temps, à tour de rôle, passé et avenir, avant de retourner définitivement à son point de départ. C'est le plan.

Que dire de plus, une fois posé ce résumé ? Rien, j'en ai peur. Et pour cause, les quelques deux cents pages qui tentent de développer le roman sont consacrées à un remplissage qui dissimule mal l'absence de matière. Chaque étape dans le temps dure deux ou trois pages, ce qui paraît un peu court pour décrire une époque et y immerger le lecteur. Puis vient la suivante et ainsi de suite, jusqu'au moment où s'amorce le retour. Alors le livre s'interrompt brusquement. Si brusquement que j'ai même cru qu'il me manquait la fin du livre. Mais non. Si le déroulé de l'histoire est feignant, la chute est inexistante.

Robert Silverberg Opération pendule J'ai Lu moebius
Le livre semble d'autant plus court que le concept aurait été propice à un volume conséquent, rempli d'aventures extraordinaires et de pistes de réflexion profondes sur la séparation des jumeaux, envoyés séparément dans le temps. Au contraire, alors que l'auteur brille habituellement dans ce domaine, les personnages ne sont que peu creusés - et d'ailleurs totalement interchangeables. De fait, il est difficile de se prendre de passion pour les aventures de l'un ou l'autre. Quant aux décors, ils sont vaguement esquissés. Les problématiques du futur, elles, sont dans le meilleur des cas survolées.

Bizarrement, malgré cet inaboutissement global, le roman se dévore d'une traite. Il faut dire que Silverberg maîtrise sa narration et sait emmener le lecteur avec lui. Les pages se tournent toutes seules. Elles réservent d'ailleurs quelques très belles surprises grâce aux illustrations signées Moebius. Mais, une fois le roman refermé, le sentiment d'insatisfaction ne tarde pas. La question alors se pose : C'est tout ? La réponse est implacable : oui, c'est tout.

Et pour faire le point sur ce challenge, c'est ici.

mercredi 9 avril 2025

San-Antonio - Y'a de l'action

San-Antonio Y'a de l'action Fleuve Noir
San-Antonio 

Y'a de l'action 

Ed. Fleuve Noir 


Sur la demande pressante du Patron, San-Antonio se rend à Cannes, en plein festival. Au milieu des smokings et des vedettes, des strasses et du champagne, Achille est préoccupé. Et pour cause, le doute n'est plus possible, l'Hyène est sur la Croisette. C'est un homme dangereux, "le plus mystérieux personnage de notre époque. Un zig vraiment diabolique au crédit duquel on porte tous les grands coups fourrés insolubles". Ses empreintes l'ont confondu. Le criminel, spécialiste des déguisements, se dissimule sous les traits de cette jeune femme, là. La mission de San-A est simple : liquider l'Hyène. Ni une, ni deux, il passe à l'action... pour aussitôt réaliser qu'il y a eu erreur sur l'identité de sa victime. Achille s'est trompé de cible ! Une innocente est morte et le malfaiteur est toujours en liberté...

Après une telle bavure, notre héros plonge en pleine crise de conscience. Heureusement, Béru arrive à la rescousse pour le seconder et, accessoirement, lui remonter le moral, ce qu'il entreprend avec le naturel que l'on pouvait en attendre. Quant à le seconder, il devra faire plus que ça : percuté par une voiture, San-A se retrouve cloué sur un lit d'hôpital avec "une fracture du bassin, je crois, et aussi de la jambe droite. Plus une luxation d'une épaule, un léger traumatisme crânien et trois côtés fêlées"...
"Et si après vous trouvez qu'il n'y a pas assez d'action, de mystère et de suspense dans mes bouquins, les gars, c'est qu'il faut vous désintoxiquer les cellules à fond, faire le ménage de vos méninges, vous rapprendre à lire dans l'annuaire des téléphones ou dans Mauriac."
Comme vous pouvez l'imaginer, ce contretemps n'empêchera pas notre héros de "raconter une history bien bathouse, frémissante, suspensive", pleine de comparaisons, accumulations et autres calembours, et dont l'intrigue, plutôt efficace et menée tambour battant par des personnages en grande forme, trouve malheureusement sa conclusion dans une chute un peu facile. 


 
Et pour suivre l'avancée de ma lecture complète des aventures du commissaire San-Antonio, cliquez sur le sourire de l'auteur !

mercredi 26 mars 2025

Brian Aldiss - La tour des damnés

Brian Aldiss 

La tour des damnés 

Ed. Le Passager Clandestin 


En 1968, la planète comptait quelques 3,5 milliards d'habitants. Cette année-là, Brian Aldiss, qui n'imaginait sans doute pas que ce chiffre monterait à 8,2 milliards en 2024, s'interrogeait sur les conséquences d'une telle surpopulation. 

Brian Aldiss La tour des damnés Le Passager Clandestin
Pour illustrer sa théorie sur la tendance des populations à croitre, le romancier anglais envisage une expérience aussi folle qu'invraisemblable : confiner 1500 volontaires dans une tour de béton et d'acier. Nourri à volonté et coupé du monde extérieur, cet échantillon humain a pour unique contrainte de ne jamais sortir de cet endroit. 25 ans plus tard, une organisation internationale charge un enquêteur, Thomas Dixit, de se rendre sur place, d'analyser et de tirer les conclusions qui s'imposent.

Pénétrant dans la tour avec l'enquêteur, le lecteur constate certaines choses prévisibles, d'autres plus inattendues. Il découvre notamment que 75000 individus s'y entassent désormais. Le naturel reproducteur de l'espèce a fait son œuvre, tout comme son aptitude à instaurer une hiérarchie, des inégalités, la corruption et toutes ces capacités innées qui la caractérisent. Mais, chose plus étonnante, il aura suffi d'un quart de siècle pour que les habitants de la tour développent des capacités extrasensorielles. Surtout, les descendants des volontaires, qui ne connaissent rien de l'extérieur, n'ont aucune intention de quitter ce monde qui, malgré ses dysfonctionnements, est le seul qu'ils connaissent, le leur. Sachant cela, Thomas Dixit doit maintenant prendre une décision au sujet de cette tour et de ses résidants. Quant au lecteur, s'il est pugnace, il lui reste à tirer les nombreux fils de réflexions que l'auteur laisse à sa disposition. En effet, ce dernier entame de nombreuses pistes qui restent inexploitées, probablement entravé par le format court de son texte - ou peu convaincu lui-même par ses idées. La chute, abrupte et incertaine, me ferait plutôt tendre vers cette seconde hypothèse, de même que certaines incohérences et le recours aux raccourcis faciles.

Je suis tenté de vous dire qu'il est important, à la lecture d'un livre comme celui-ci, de le remettre dans son contexte, ce que la présente édition a bien compris puisqu'elle propose un dossier sur son époque de publication. Malheureusement, à l'image du texte qu'elle exhume, elle le recontextualise de manière assez superficielle. Et c'est bien dommage. Outre donc la faiblesse de l'appareil critique, les nombreux défauts du récits, le choix étonnant du format et une langue sans relief, La tour des damnés a toutefois pour intérêt, mais c'est une lecture assez particulière, de rappeler les mérites de la contraception. C'est toujours ça.

Et pour faire le point sur ce challenge, c'est ici.

vendredi 28 février 2025

Patrick K. Dewdney - La maison des veilleurs

 Patrick K. Dewdney 

La maison des veilleurs (Le cycle de Syffe, tome IV)

Ed. Au Diable Vauvert 


Patrick K. Dewdney La maison des veilleurs Le cycle de Syffe Au Diable Vauvert
Depuis le début, l'ambition de Syffe est constante : s'efforçant d'être honnête, il entend rédiger un témoignage personnel. Mais ce récit n'étant pas uniquement le sien et l'honnêteté charriant ses propres vices, un tel procédé sous-entend autant de subjectivité que de parti-pris. Ses mémoires servent donc à établir la vérité. Du moins la sienne.

Cette vérité est celle du jeune homme que nous commençons à bien connaitre, désormais à la tête d'une troupe d'élite qu'il a constituée pour le compte du primat de Bourre et qui remplit les missions délicates que celui-ci lui confie. C'est dans ce contexte, gérant ses hommes tout en obéissant à ceux pour lesquels il travaille et tâchant d'allier loyauté et indépendance, qu'il se retrouve impliqué dans des luttes de pouvoir et dans un immense jeu de manipulation. Quant à savoir qui manipule qui, c'est là toute la question.
"Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours été fasciné par l'altérité. Si l'on doit à tout prix y chercher un sens, il me semble que - pour bien des raisons - mon histoire parle bien davantage de cela que de n'importe quoi d'autre. L'une de ces raisons tient en peu de mots : c'est à l'aune de la différence que je me suis forgé."
Portant toujours en lui cette fêlure, cette soif sourde pour l'affection ou la reconnaissance de ses semblables, Syffe se questionne beaucoup. Aussi, comme dans les volumes précédents (iciici et ici), il évolue au gré des évènements ou des rencontres et partage volontiers ses interrogations et ses doutes, quand bien même il a grandi, gagné en maturité et qu'il est de plus en plus maître de son destin. Entre certitude, assurance et circonspection, le récit laisse donc la part belle au travail d'introspection, au milieu duquel viennent régulièrement se greffer des scènes plus mouvementées, les unes et les autres étant toujours servies par une plume incroyable de richesse et de précision.

Patrick K. Dewdney confirme encore une fois son immense talent de conteur, de paysagiste, de styliste et de sondeur d'âmes. Oui, tout cela à la fois.

D'autre avis ? Hop ! Anudar, Gromovar, Le Nocher des Livres, Boudicca...

mercredi 26 février 2025

San-Antonio - "Y a-t-il un français..." & "Les clefs du pouvoir..."

En 1949, Frédéric Dard créé le commissaire San-Antonio. Le personnage passant pour être l'auteur de ses propres aventures, seul son nom figure sur la couverture des - presque - 200 volumes. Par ailleurs, l'auteur Berjallien publie sous son vrai patronyme de nombreux romans qui ne s'inscrivent pas dans la série. Mais voilà que trente ans plus tard, en 1979, il signe pour la première fois du nom de San-Antonio une fiction qui ne met pas en scène le commissaire ! Frédéric Dard aurait-il disparu derrière San-Antonio ? Et, si oui, pour quelle raison ? Avant de tenter de répondre à cette question, commençons par voir ce qu'il y a dans ce volume - ainsi que, par la même occasion, dans sa suite, parue deux ans plus tard...

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San-Antonio Y a-t-il un français dans la salle ? Fleuve Noir
San-Antonio 

Y a-t-il un français dans la salle ? 

Ed. Fleuve Noir


Le Président Horace Tumelat, une personnalité influente, dirigeant d'un parti politique puissant, voit son passé ressurgir lorsqu'il apprend le suicide de son oncle Eusèbe. Toutes affaires cessantes, le voici en route pour la maison du défunt. Pourtant, il n'est pas du genre sensible et n'avait pas même revu le vieil homme depuis longtemps. Mais Eusèbe gardait un secret - ou, pour être plus précis, il était le gardien de celui du politicien. Ce dernier, en route pour la dernière demeure de son oncle, ignore encore que sa vie est sur le point de basculer radicalement. Il s'apprête à ouvrir les yeux et à enfin se conformer à ce que lui dicte sa conscience civique. Après de nombreuses épreuves et une rencontre déterminante, il lui restera du moins la satisfaction de se sentir un homme. 
"J'ai cinquante-huit ans, monsieur Michegru, montre en main ; c'est l'âge de l'ultime choix. Ou bien je décide de commencer à mourir ; ou bien de commencer à vivre."
À travers le parcours du Président et les rôles de protagonistes au comportement débridé auxquels il va être confronté, l'auteur dresse le portrait au vitriol de la politique d'une époque, et aussi bien ceux qui la font que ceux qui la subissent. C'est l'occasion d'offrir une démonstration impressionnante de sa maîtrise des registres de langues, de leurs différents niveaux et de leurs subtilités. Qu'il s'exprime par la bouche de Tumelat pour tenir des discours politiques ou qu'il donne la parole aux petites gens pour s'exprimer avec la simplicité qu'on peut en attendre, qu'il use de son humour acerbe ou cède à un ton plus atrabilaire, ses réflexions sur la société sont justes. Les réparties sont bonnes, les dialogues sont ciselés et ils ont du sens. Fidèle à son habitude, l'auteur n'épargne pas le lecteur et le prend même régulièrement à partie, à grands coups d'argot et de provocations. Il est au sommet de sa forme.
"Et puis merde, c'est comme ça. Si tu veux écrire ce bouquin à ma place, ne te gêne pas, je te laisse la plume toute chaude et des rames de faf."
L'intrigue, qui met en scène une distribution bigarrée et qui comporte son lot de rebondissements imprévisibles et d'accroches de fin de chapitre, conduit un lecteur stupéfait vers une chute qui ne peut laisser de marbre et qui, si elle n'appelle pas nécessairement de suite, en appelle nécessairement une tout de même.

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san antonio les cles du pouvoir sont dans la boîte à gants fleuve noir
San-Antonio 

Les clefs du pouvoir sont dans la boîte à gants 

Ed. Fleuve Noir 


Un an s'est écoulé depuis les évènements du roman précédent. On retrouve peu ou prou les mêmes personnages mais à des places souvent diamétralement opposées à celles qu'ils occupaient auparavant : Ginette Alcazar, l'ancienne secrétaire dévouée est maintenant incarcérée, Eric Plante, de maître-chanteur est devenu l'homme de confiance du Président, et Noëlle Réglisson, qui assume finalement les dommages collatéraux de la comédie dramatique du premier volume. Quant à Horace Tumelat, il s'interroge.
"Mon existence n'a été qu'un long malentendu avec moi-même ; si je ne trouve pas très vite ma vraie démarche, il ne me sera plus possible d'aller encore bien loin."
Les cartes rebattues, la partie peut reprendre - les enjeux ne sont toutefois pas très éloignés, ni pour les personnages, qui cherchent à tirer leur épingle du jeu, ni pour l'auteur, qui poursuit son analyse de la politique française. Le constat est sans appel : à l'image des personnalités réelles que l'on peut deviner sous le vernis de certains protagonistes, les personnages sont opportunistes, intéressés et bien souvent déviants. Ils sont humains, quoi. Autant dire que les pages de ce roman, digne suite du précédent, sont noircies au pessimisme. À moins qu'elles ne le soient à la lucidité ?

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Finalement, Frédéric Dard a-t-il disparu derrière San-Antonio ? Sans doute. La quatrième de couverture du premier volume, dans son édition originale tout au moins, clame que le monde attendait cette jonction. Honnêtement, je ne sais pas si le monde l'attendait autant que l'auteur et son éditeur. En effet, même si cette jonction marque un virage hautement symbolique, je crois que la raison est tout bêtement commerciale. Ceci dit, si elle a permis au romancier de toucher un public plus large et de mettre un bon livre entre les mains de lecteurs qui n'y seraient pas venus sans cela, où est le mal ? 

lundi 24 février 2025

László Krasznahorkai - Petits travaux pour un palais

László Krasznahorkai 

Petits travaux pour un palais 

ed. Cambourakis 


Melville, Moby Dickici ou ailleurs, je vous ai déjà suffisamment rabattu les oreilles avec tout ça. Pas d'inquiétude, je ne remettrai pas le couvert ici. Bref, vous qui ne visitez pas cette adresse pour connaître les obsessions de son taulier ou vous qui les cernez déjà, je vous invite à passer directement au paragraphe suivant. D'ailleurs, celui-ci est terminé. Dont acte.

László Krasznahorkai Petits travaux pour un palais Cambourakis
J'ai tourné la dernière page de ce court livre de László Krasznahorkai, chantre du postmodernisme, multiprimé, adoubé par Imre Kertész et régulièrement cité parmi les auteurs susceptibles de recevoir le Nobel de Littérature, avec l'envie d'y revenir. Si j'avais jusqu'alors beaucoup tourné autour de ses livres, je n'avais encore jamais sauté le pas. Jusqu'à celui-ci, consacré à l'un de mes sujets de prédilection : Herman Melville. Pourtant, le romancier américain n'est pas vraiment au centre du récit, comme nous allons le voir.

Composé d'une seule phrase longue d'une centaine de pages, Petits travaux pour un palais nous fait suivre les pensées d'herman melvill (en minuscule et sans "e" final), un bibliothécaire plutôt terne et qui rêve, en grand et en fou, d'une immense bibliothèque fermée au public et dont il serait à la fois le gardien et l'unique usager. Il faut dire qu'il aime autant les livres qu'il déteste ses concitoyens. Il porte un costume gris, parfois marron, se plaint d'un affaissement de l'arche interne du pied, ce qu'il répète à l'envi, et sa vie est rythmée par ses complexes et ses lubies, dont celles pour les romanciers Herman Melville et Malcolm Lowry ou bien pour l'architecte Lebbeus Woods. Qu'on se promène dans la bibliothèques ou qu'on déambule dans les rues de New York, c'est surtout dans la tête du narrateur que l'on tourne en rond. Notre guide se plait à nous y perdre, quand bien même il en connait les plans par cœur et sait exactement où il nous emmène.

Avec cet hommage à la création artistique doublé d'une apologie de la manie dévorante, le romancier hongrois prouve le temps d'un monologue rythmé qu'il peut falloir bien plus qu'un paradoxe pour entraver une passion ou démolir un rêve extravagant. Car tant que les projets prennent vie dans la tête de ceux qui les échafaudent, même irréalistes, ils sont réels. Ainsi, cette bibliothèque inaccessible au commun des mortels et renfermant toutes ces richesses existe quelque part. Et même en plusieurs endroits : dans la tête de l'auteur et dans celle de ceux qui l'ont lu. Et maintenant un peu dans la vôtre.

vendredi 21 février 2025

Yuval Noah Harari - Homo deus

Yuval Noah Harari 

Homo deus - Une brève histoire du futur 

Ed. Albin Michel 


Yuval Noah Harari Homo Deus Albin Michel
Quatre ans après un premier volume, Sapiens, consacré à une brève histoire de l'humanité, Yuval Noah Harari revient avec ce que l'on pourrait qualifier de prolongement du précédent : une projection vers le futur. Inutile d'avoir lu l'un pour s'aventurer dans l'autre, l'auteur prend largement le temps de revenir sur ce qu'il avait auparavant détaillé. Et c'est d'ailleurs le principal reproche que je pourrais formuler. Un reproche ? N'exagérons rien. Qui suis-je pour reprocher quoi que ce soit à cet historien, diplômé d'Oxford et universitaire ? Personne de qualifié, j'en ai bien conscience. Troquons alors "reproche" contre "critique". Voilà qui est mieux. Il ne s'agit là, bien entendu, que d'un avis de lecteur - un lecteur enthousiaste qui plus est. Rien de plus. Bref.

Dans cet essai, donc, l'auteur tente d'identifier dans quelle direction la société se dirige et d'imaginer l'avenir probable de ses concitoyens. Il commence en toute logique par proposer un état des lieux de la situation et par remettre Sapiens - nous - dans son contexte. Il en retrace le parcours et aborde de nouveau des thèmes précédemment abordés : l'imagination, la coopération, les croyances, la politique, le progrès, le rapport au vivant... autant de sujets qui créent donc un sentiment de redite pour quiconque aurait lu le premier volume. Ainsi, il refait le fil de l'histoire - et se répète, moi de même - avant de s'interroger sur les projets de l'humanité et de finalement longuement s'attarder sur les nouvelles technologies, l'émergence des intelligences artificielles, leur démocratisation ou encore l'aliénation et la rupture d'ordre anthropologique annoncées. Au passage, il égraine des informations que le lecteur est souvent obligé de croire sur parole tant elles semblent invérifiables ou peu étayées. Par ailleurs, il n'est pas toujours aisé de relier toutes ces données les unes aux autres. Harari a en effet une certaine tendance, du moins dans cet essai, à sauter du coq à l'âne et à disperser ses réflexions sans lien évident avec le fil de sa pensée. Voici pour un complément de reproche (sic).

Mais il faut bien reconnaître que, malgré les points évoqués ci-dessus, Homo deus offre une lecture plutôt enthousiasmante. L'auteur a le sens de la formule et la fluidité de sa langue rend l'ouvrage incroyablement digeste, en particulier au regard de la quantité d'informations qu'il contient. Par ailleurs, une bonne partie de sa réflexion étant basée sur de simples observations, Yuval Noah Harari propose au lecteur attentif de s'y investir. En effet, il l'invite à prendre conscience de son environnement, à s'interroger sur son comportement et sur son (in)action vis à vis de la marche de la société. De fait, au-delà de composer une simple somme d'érudition accessible, Harari a le mérite de pousser - ou du moins de chercher à le faire - de pousser, disais-je, le lecteur à identifier le bien du moins bien dans son environnement. Libre ensuite à chacun d'en faire ce que bon lui semble.

Car ne l'oublions pas : quand les générations futures se demanderont comment leurs aïeux ont pu forger cette société et leur laisser une telle situation, c'est à nous qu'ils feront allusion.