Frédéric Dard
Kaput
Ed. Fleuve Noir
En 1956, alors que les aventures du commissaire San-Antonio comptent déjà une vingtaine d'épisodes et semblent bien parties pour durer, l'auteur entame une nouvelle variation sur un thème qu'il a déjà exploré et abandonné en cours de route quatre ans plus tôt avec Les confessions de l'Ange Noir : les récits d'un gangster racontées à la première personne. Il y revient avec les quatre volumes suivants qui retracent le parcours sanglant d'un malfrat plus complexe et plus torturé que le précédent et dont les intrigues, l'ascension et la chute, sont plus consistantes. Voyons à quel point :
Kaput,
dont on ignore le vrai nom, est un jeune homme de 22 ans, un petit
délinquant sans envergure et dont les plans pour l'avenir ne vont pas
au-delà de l'année qu'il doit passer derrière les barreaux pour
braquage. Mais à la suite d'une évasion hasardeuse, de rencontres
discutables, de malchance et de mauvais choix, il va laisser un
opportunisme malheureux guider ses pas et emprunter une route
sanglante.
Malgré une intelligence vive, un bagout exceptionnel et un grand sens de la débrouille, il se heurte invariablement aux limites de sa condition. Fataliste, il se résigne alors à prendre les choses en main et à adopter l'unique comportement que la société attend des gens comme lui, celui de la manière forte.
Arrivé en Italie, sans le sou et sans perspective, Kaput rencontre, au hasard de ses déambulations, un concitoyen désœuvré et solitaire auquel il est évident qu'il plait bien. Il décide de saisir cette opportunité pour se débarrasser de lui, lui voler son identité et se fondre dans la nature. Une fois endossée sa nouvelle vie, il réalise que le compte en banque à son nom est très, très bien garni. Mais comment avoir accès à ce pécule ?
Temporairement associé avec une jeune femme prise en flagrant délit de triche au casino, il met au point un plan qui semble solide. Mais c'était sans compter sur les caprices du destin et sur la poisse qui lui colle à la peau et qui entrave sa détermination, sa ruse et son sens de l'à-propos.
Bien que sa trombine soit affichée en une des journaux, Kaput a plus ou moins réussi à se faire oublier. Mais à quel prix ! Il traine ses guêtres, la faim au ventre et la mine mauvaise. Paradoxalement, il a le sentiment d'être en vacances, en temps mort. "Une sorte de trajectoire vide dans du vide..."
Jusqu'au jour où, embauché en renfort depuis quelques semaines par un forain, il est reconnu par un vieil homme qui lui propose un marché. De l'argent, beaucoup d'argent contre son silence et la tête d'un type. Le problème, c'est que le type en question n'est pas n'importe quel quidam. Il s'agit d'un chef de gang, craint et protégé. À la fois prêt à crever et en état de grâce, décidé à rompre le cou aux circonstances qui ont fait de lui un truand et l'ont réduit à la condition de simple gibier de potence, il accepte.
Mise à mort
Devenu caïd à la place du caïd, plein aux as et "fringué comme une vedette de ciné", Kaput est au sommet de sa gloire. Il en a terminé avec les années de vache maigre. Maintenant, le patron, c'est lui. Vraiment ? Ce n'est pas ce qu'à l'air de penser ce parrain qu'il reçoit un jour dans son bureau et qui lui affirme qu'il est chez lui...
Le titre annonce la couleur et le fait que ce volume ne soit suivi d'aucun autre est éloquent. On se doute dès les premières pages que l'heure des comptes a sonné. Et, effectivement, après avoir joué avec le feu pendant si longtemps, Kaput finit par se brûler, rattrapé par une ambition dont il n'avait peut-être pas les moyens. Cela pouvait-il réellement se terminer autrement qu'en une apothéose sanglante et violente ?
Contrairement aux exploits de l'Ange Noir, dont l'aspect systématique offrait à son auteur la possibilité d'une série à rallonge mais émoussait également l’intérêt que le lecteur pouvait accorder à un personnage aussi mécanique et attendu, les récits de Kaput voient évoluer un protagoniste qui s'humanise au fil des épisodes. Ses mésaventures, teintées d'une dimension sociale et psychologique, dévoilent l'homme derrière le gangster, révèlent ses failles et ses faiblesses. Alors une proximité s'installe, preuve que, en peu de temps, Frédéric Dard a indéniablement gagné en maturité et en ambition, autant de qualités qu'associées à la parfaite maîtrise d'une langue argotique, inventive et imagée, il réinvestira dans son Grand Œuvre, San-Antonio.
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