San-Antonio
Faut-il tuer les petits garçons qui ont les mains sur les hanches ?
Ed. Fleuve Noir
Voici un livre qui ne se contente pas d'être précédé d'une réputation. Il se présente auréolé d'une légende.
En 1983, Frédéric Dard imagine l'histoire de Charles Dejallieu, un écrivain français exilé en Suisse allemande avec son épouse et la fille de cette dernière - presque la sienne - et qui décide de s'atteler à une œuvre ambitieuse qui mettra un terme à sa réputation d'auteur de romans populaires. Il s'attaque alors au récit d'un jeune garçon, celui qui donne son titre au livre et que l'on retrouve sur l'illustration de couverture. Rapidement, les deux récits s'entremêlent. D'une part celui de l'écrivain, le "vieil étranger avec des cheveux qui commencent à grisonner et des plis d'infinie déception aux coins de la bouche", d'autre part celui du Garçon dont on ignore le prénom mais dont on découvre l'histoire au fil des pages. Arrivé à la moitié du roman, un drame se produit : la jeune fille est enlevée ! Alors le roman s'interrompt brusquement pour laisser place au paragraphe suivant :
"C'est à ce point précis de mon livre que l'impensable s'est jeté sur ma vie et que ma propre fille a été kidnappée, comme si le sort voulait me faire mesurer l'horreur d'une situation que j'inventais.Frédéric dard"
En effet, alors que le créateur du commissaire San-Antonio, lui-même installé en Suisse avec femme et enfants, est au milieu de la rédaction de ce roman, sa fille, Joséphine, est enlevée dans des circonstances similaires à celles qu'il imaginait. Il abandonne alors son projet, mais le reprendra finalement un an plus tard, afin sans doute d'affronter ses démons et de leur fermer le clapet. Il y apportera un point final en 1984.
Pour le lecteur, passée cette intervention de l'auteur, la réalité et la fiction deviennent alors indissociables. Les éléments autobiographiques du roman prennent tout leur sens - à commencer par le fait que le prénom du personnage soit le second de l'auteur et que le patronyme du premier corresponde à la ville natale du second. Charles Dejallieu et Frédéric Dard ne font qu'un. Ils sont tous les deux "ce triste saligaud de Français au cerveau biscornu". Dès lors, le romancier, le protagoniste - et même le Garçon - se fondent en une seule et même personne. La lecture devient troublante. Le livre, qui donnait l'impression de n'être qu'une fiction développant en toute insouciance une philosophie frappée au coin du bon sens et une feinte désinvolture teintée d'un indécrottable pessimisme, prend une nouvelle dimension. Il devient alors difficile de faire abstraction du récit dans le roman, surtout quand on voit qu'il est dédié au "Département de Justice et police du canton de Genève et, en particulier,
au chef de section Gustave Gremaud ainsi qu’à l’inspecteur Jean-Claude
Vouillamoz qui nous ont apporté une présence fraternelle aux pires
moments de notre vie".
Mais, au-delà de la plongée abrupte dans le réel à laquelle invite malgré lui ce roman, son intérêt réside également dans ses qualités stylistiques indéniables. Sa prose est incisive et ses réparties cinglantes. Il frappe fort et juste. De plus, cette langue est mise au service d'une psychologie très fine, de réflexions acerbes sur l'existence et d'un regard maussade mais pertinent porté sur le métier d'écrivain. À ce sujet, je laisse d'ailleurs le mot de la fin à Charles Dejallieu - ou à Frédéric Dard, va savoir - concernant son projet romanesque en cours.
"Ce sera une chose difficile a faire, qui empoisonnera ma vie pendant six mois, qu'on tirera à quelques milliers d'exemplaires, à laquelle on consacrera quelques papiers ou émissions diverses et que l'on oubliera. Le fumier littéraire, tu sais ce que c'est, Heidi ? Ce sont les livres d'hier ! Des feuilles d'arbre, ma bonne : il en pousse et elles tombent et il en repousse encore. Il faut être fou pour faire le métier d'arbre."
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